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Charles Piaget, une vie de militant ouvrier

Charles Piaget est décédé samedi 4 novembre 2023 à l’âge de 95 ans, alors même qu’était célébré dans sa ville de Besançon le cinquantenaire de la lutte qui l’a rendu célèbre : la lutte des travailleuses et des travailleurs de Lip.

Embauché chez Lip en 1946, le jeune ouvrier devient militant de la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) et membre actif de l’ACO (Action catholique ouvrière). Profondément révolté par la guerre que mène le gouvernement français en Algérie, il se rapproche des milieux militants partisans de la paix et, pour certains, de l’indépendance de l’Algérie. Cet engagement politique le conduit à adhérer au PSU1, parti auquel il resta fidèle jusqu’à la disparition de celui-ci à la fin des années 1970. Il participe également au bulletin d’entreprise Voix ouvrière qui existait chez Lip au début des années 1960.

Impliqué dans l’activité syndicale, il devient vite un des leaders de la CFTC, devenue CFDT en 1964. En mai 1968, l’usine voit se former une intersyndicale CGT-CFDT qui s’adjoint quelques non-syndiqués, se baptise comité de grève et dirige le mouvement.

1973-1974 : le premier conflit Lip

L’usine Lip de Palente, un quartier de Besançon, occupe alors environ un millier d’ouvriers et d’ouvrières. Le personnel est féminin à environ 80 %. Dans l’ensemble, les femmes occupent plutôt les emplois les moins qualifiés et les moins payés, les hommes étant plutôt ouvriers et techniciens qualifiés, agents de maîtrise et encadrement. En leur sein se recrute aussi la majorité des militants syndicaux.

Dès 1972, des rumeurs sur la mauvaise santé de l’entreprise circulent ; en avril 1973, l’entreprise est mise en règlement judiciaire et des administrateurs provisoires sont nommés. Les syndicats, CGT et CFDT, avaient eu largement le temps de se concerter et de se préparer à cette situation. Ils n’appellent pas à la grève, mais à ralentir les cadences et le rythme de production : cela permettait de conserver la paie et de gagner le temps de discuter à fond de la situation et des perspectives avec tout le personnel, qui restait dans l’usine.

Le 12 juin, une réunion du Comité d’entreprise se tient sous la surveillance des ouvriers rassemblés dans la cour. Devant les administrateurs, médusés et impuissants, un délégué à la fenêtre retransmet à la sono l’état des discussions. Comme la réunion tourne en rond, un ouvrier arrache la serviette d’un des administrateurs et en dévoile le contenu : il est prévu près de 500 licenciements, la fin de l’échelle mobile des salaires et d’autres attaques encore. La colère éclate, les travailleurs envahissent la salle de réunion et les membres du conseil d’administration sont séquestrés pour la nuit. C’est le début de ce qui va très vite devenir « l’affaire Lip ». La grève et l’occupation sont décrétées dans la foulée.

Immédiatement, la constitution d’un « trésor de guerre » est décidée : un stock de 25 000 montres est « mis à l’abri » dans différentes cachettes de toute la région. La police ne l’a jamais découvert, et ce n’est pas faute d’avoir cherché ! Quelques jours plus tard, l’assemblée générale décide la remise en marche de l’usine, suivie de « ventes sauvages » de montres dans tout le pays et de la première paie début août : « On fabrique, on vend, on se paie ! » La lutte des travailleurs et travailleuses de Lip devient immensément populaire, et même internationalement : pensez donc, pour défendre leur emploi injustement menacé, des ouvriers et ouvrières, au mépris de toutes les lois, osent s’emparer des richesses de l’entreprise et de l’entreprise elle-même ! Ils et elles la font fonctionner pour leur propre compte, et ça marche !

L’affaire devenue un événement politique national, le gouvernement s’en mêle, nomme un médiateur et fait évacuer l’usine par les CRS, le 14 août 1973. Les travailleurs se replient sur un gymnase prêté par la municipalité et la production reprend. « L’usine est là où sont les travailleurs » déclare « Charles », comme désormais tout le monde l’appelle à Besançon. De multiples péripéties émaillent la poursuite de la lutte, dont la plus importante manifestation que la ville a jamais connue, 100 000 manifestants à Besançon le 29 septembre. Le 29 janvier 1974, un protocole d’accord est finalement accepté par l’assemblée générale, qui prévoit la réembauche progressive de tous ceux qui le souhaitent. Les derniers à être repris, dont Charles Piaget, le seront le 4 décembre 1974.

Cette lutte ne fut pas remarquable seulement par sa longueur, son dédain de la propriété patronale et sa victoire finale. Elle le fut également par l’extraordinaire sentiment de liberté et de camaraderie qui régna pendant ces quelques mois, permis par la mobilisation massive de tous et toutes pour prendre en mains la production, les ventes sauvages, les multiples commissions et les assemblées générales quasi-quotidiennes. Si le mouvement fut dirigé par les syndicats, CGT-CFDT puis CFDT seule, épaulés par un comité d’action créé dès mai 1973, son leader incontesté en fut Charles Piaget. Rôle qu’il joua en raison bien sûr de la compétence acquise en deux décennies de militantisme, mais aussi par ses qualités personnelles : son dévouement apparemment sans limites (il était partout à la fois, dans les actions, aux négociations, à Paris, dans l’usine, aux AG, toujours prêt à discuter avec qui le sollicitait), avec une immense modestie et un désintéressement absolu, des qualités d’écoute, sa fidélité en ses camarades et sa confiance envers les travailleurs et les travailleuses, sans oublier son courage et sa détermination face aux représentants du patronat et de l’État. Le tout toujours avec la plus grande simplicité.

Après la victoire, la lutte continue

En 1976, la société Lip est à nouveau liquidée, les salariés licenciés en mai. La lutte reprend, mais le contexte a changé. Depuis la « crise pétrolière », le chômage est devenu un phénomène de masse et, faute de repreneur, les travailleurs et travailleuses de Lip doivent se résigner, la mort dans l’âme et après bien des discussions, à fonder une coopérative ouvrière, en 1978. Charles Piaget en devient naturellement le responsable technique. D’autres coopératives ou petites entreprises sont également créées. Le tout permettra au moins à nombre d’ouvriers et d’ouvrières d’échapper à la « liste noire » du patronat local et à se procurer les ressources permettant d’atteindre la retraite ou la pré-retraite…

La retraite venue, Charles reprend la vie de « militant de base » et fait partie des fondateurs sur Besançon de l’association AC ! (Agir contre le chômage) dont il devient la cheville ouvrière et qu’il anime pendant plus de 20 ans.

Même si son seul engagement politique organisationnel a été dans un parti, le PSU, qui ne s’est révélé révolutionnaire que dans les discours, Charles Piaget est toujours resté fidèle à sa classe et à ses idéaux de transformation sociale. Proche depuis toujours de l’extrême gauche, encore au printemps 2022, il dédicaçait son dernier livre au meeting électoral de Philippe Poutou de Besançon. Sa vie de combattant ouvrier a inspiré tous ceux et toutes celles qui l’ont connu et fréquenté. C’est le plus grand compliment qu’on puisse adresser à un militant de la classe ouvrière.

Michel Grandry

 
 

1 Parti socialiste unifié. Parti de gauche fondé en 1960 pendant la guerre d’Algérie et opposé à celle-ci, il se montra solidaire de la lutte des étudiants et de l’extrême gauche en 1968 et finit par rejoindre le Parti socialiste et Mitterrand dans les années 1970.