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Erdoğan réélu malgré un très large front d’opposition

Samedi 3 juin, Recep Tayyip Erdoğan, réélu le 24 mai dernier au deuxième tour de l’élection présidentielle, a été intronisé officiellement à Ankara en présence de 78 chefs d’État et du secrétaire général de l’Otan. Après avoir rendu hommage à Kemal Atatürk à son mausolée et prêté serment de respecter la « laïcité », ce chef d’un parti nationaliste et islamiste, qui n’a eu de cesse au cours des vingt dernières années de vouloir « réislamiser » le pays, devra s’atteler à la situation économique. Touchée de plein fouet par une inflation incontrôlable, une grande partie de la population turque, notamment dans les classes populaires, dépend désormais des aides sociales de l’État. Une dépendance qui a notamment permis d’asseoir le système clientéliste auquel Erdoğan doit une partie de son succès.

La croissance turque reposait ces dernières années essentiellement sur les dépenses publiques et le secteur du BTP. Le tremblement de terre catastrophique de cet hiver, qui a révélé l’ampleur de la corruption des magnats de la construction et des élus du parti présidentiel, l’AKP, risque d’y mettre un sérieux coup de frein. Aussi les pressions des milieux d’affaires turcs comme étrangers se font-elles de plus en plus insistantes pour que la banque centrale – étroitement contrôlée par le pouvoir – remonte les taux d’intérêt au lieu d’engloutir ses réserves de change pour soutenir vainement la livre turque. C’est dans ce sens d’ailleurs qu’Erdoğan a nommé comme ministre de l’Économie un spécialiste, Mehmet Şimşek, ancien économiste de la banque américaine Merrill Lynch, histoire de rassurer les grandes puissances et le FMI qui comptent exiger de la Turquie une politique monétaire et d’austérité plus stricte. Son concurrent malheureux à la présidentielle, Kemal Kılıçdaroğlu, du CHP (le parti kémaliste d’obédience social-libérale) avait lui-même annoncé son intention de procéder à une cure d’austérité en cas de victoire. Il est probable que celle-ci sera finalement l’œuvre d’Erdoğan s’il veut rassurer les marchés et attirer les investisseurs. Et le peuple turc, déjà largement frappé par l’inflation galopante, serait supposé payer la note.

La Turquie après vingt ans de domination d’Erdoğan

Depuis 2003, la Turquie est sous le joug de Recep Tayyip Erdoğan, d’abord comme Premier ministre puis, depuis 2014, comme président. Présenté à ses débuts par la presse bourgeoise comme un islamiste « modéré » – en quelque sorte l’équivalent des « démocrates-chrétiens » d’autres pays européens –, cherchant à desserrer le contrôle de l’armée sur le pouvoir, il n’a cessé depuis sa prise de fonction d’installer un règne autocratique. Après avoir, entre 2003 et 2010, fait passer quelques petites réformes dans l’objectif revendiqué d’intégrer la Turquie à l’Union européenne, Erdoğan a changé de cap et adopté une ligne plus dure et autoritaire. Il a replacé l’islam au centre de la politique d’État, abandonnant de fait la laïcité, pourtant supposée être le fondement de la république de Turquie depuis sa fondation, il a réduit les droits de la presse, plaçant le pays parmi ceux ayant le plus grand nombre de journalistes emprisonnés, il a enfermé à tour de bras ses opposants politiques et a envoyé sa police réprimer toute contestation. À cela s’ajoute une remise en cause des droits des femmes dans une société déjà très patriarcale, par le retrait de la convention d’Istanbul qui réprime les violences faites aux femmes. Cet autocratisme est arrivé à son paroxysme à partir de 2016, Erdoğan profitant d’un coup d’État raté pour renforcer son pouvoir, en supprimant le poste de Premier ministre et en enterrant la séparation des pouvoirs.

À cette politique autoritaire se mêle une politique ultranationaliste, frappant en premier lieu les Kurdes sous couvert d’un prétendu terrorisme. Tout au long de ses mandats, sa politique envers la communauté kurde s’est durcie : interdictions d’organisations, emprisonnement de militants et militantes kurdes. Quelques mois avant les élections, le Parti démocratique des peuples, de son nom turc HDP, constitué à la fois de militants et militantes kurdes et d’opposants issus notamment du mouvement du parc Gezi en 2013 pour les libertés démocratiques et contre la corruption du régime, marqué clairement à gauche a été placé sous le coup d’une procédure d’interdiction1. Cette politique anti-kurde s’est accentuée devant les succès militaires des milices kurdes en Syrie contre l’État islamique et face au modèle social du Rojava. Il ne s’en prend pas seulement aux Kurdes, mais également aux millions de Syriens et Syriennes réfugiés, promettant s’il était élu d’en renvoyer un million en Syrie, ainsi qu’envers les Arméniens.

Surtout, la politique économique d’Erdoğan n’a pas permis au pays d’éviter d’être frappé par une très forte inflation (112 % entre mars et octobre 2022). Bien au contraire, sa politique monétaire de soutien à tout prix à la livre turque jointe à des budgets militaires en forte hausse a creusé les déficits. Comme toujours, lorsque l’économie est à genoux, ce sont les couches laborieuses qui payent. Frappée par la hausse des prix, la population turque n’a eu d’autre choix que de cumuler plusieurs emplois pour parvenir à survivre. S’est ajoutée une terrible répression des mouvements sociaux. Le séisme qui a récemment ébranlé la Turquie, causant plus de 50 000 morts et ayant mis à la rue des milliers de Turcs a fait l’objet d’une gestion catastrophique proche de l’inaction.

L’espoir d’une nouvelle ère

Face à ce climat de tensions politiques et sociales, une large opposition s’est constituée pour mettre fin au règne d’Erdoğan. Derrière Kemal Kılıçdaroğlu, candidat du CHP, se sont rangés le iyi Parti (Bon Parti, centre-droit) et le Saadet Partisi (Parti de la félicité, islamo-nationaliste). Même le HDP, qui a dû se présenter aux législatives sous un autre nom à cause de la menace d’interdiction, et le TIP (Parti des travailleurs de Turquie, un regroupement autour de l’ancien Parti communiste de Turquie dont fait partie le groupe turc de la IVe Internationale) ont décidé de s’abstenir de présenter un candidat pour donner une chance à cette candidature « attrape-tout » allant donc du centre droit à l’extrême gauche, dans l’espoir de se débarrasser de l’AKP et d’Erdoğan. Lors du premier tour, l’extrême droite avait également son candidat, Sinan Oğan. Elle aussi en opposition à Erdoğan, le trouvant trop « souple » avec les réfugiés de Syrie. Dans cette situation, les sondages donnaient pour la plupart Kılıçdaroğlu vainqueur dès le premier tour. Or, les résultats du premier tour ont placé Kılıçdaroğlu à 44,88 %, Erdoğan à 49,52 % et Oğan à 5,17 %, plaçant ce dernier en position de faiseur de roi. Loin de signifier la fin d’Erdoğan, ces résultats ont montré qu’il jouissait encore d’un solide appui.

Face à ce résultat, le candidat de l’opposition Kılıçdaroğlu, a cherché à combler son retard en essayant de s’adresser aux électeurs et électrices d’Oğan en déclarant que, si Erdoğan était réélu, la Turquie connaîtrait une nouvelle vague d’immigration. Ce choix d’aller siphonner les voix d’extrême droite pourtant d’ores et déjà garanties à Erdoğan, bien plus en phase avec ces thématiques, a été désastreux. En effet, les électeurs et électrices d’extrême droite n’avaient que peu d’intérêt à voter pour un candidat soutenu entre autres par les Kurdes, la gauche et l’extrême gauche. Le second tour tenu le dimanche 28 mai le confirme puisqu’Erdoğan a été réélu avec 52 % des voix. Cette stratégie du « tout sauf Erdoğan » a empêché une expression politique propre des travailleurs, appelés à soutenir le candidat d’un parti bourgeois sous prétexte qu’il s’opposait à Erdoğan. Avec ce résultat lamentable, non seulement Erdoğan est réélu, mais la gauche turque s’est compromise et laisse la classe ouvrière politiquement démunie.

Les élections législatives intervenaient en même temps que la présidentielle. Celles-ci ont vu l’Alliance populaire (menée principalement par l’AKP avec d’autres organisations nationalistes et d’extrême droite) triompher avec 53,66 % des voix, soit une légère baisse avec une perte d’une vingtaine de sièges, mais leur en garantissant tout de même une majorité absolue avec 344 députés sur 600. Ce résultat à lui seul annonçait la victoire politique de l’AKP, lui donnant une large majorité à l’Assemblée, suivi par l’Alliance de la nation (coalition allant du centre gauche à l’extrême droite) ayant récolté 33,94 % (189 sièges) et l’Alliance du travail et de la liberté (réunissant le HDP, le YSP, une organisation écosocialiste et le TIP) avec 11,70 % (64 sièges). Cette composition du Parlement garantit une majorité confortable à Erdoğan même s’il y a eu une faible progression de l’opposition.

Quelles perspectives ?

La réélection d’Erdoğan porte un coup à l’opposition et va être pour lui l’occasion de poursuivre sa politique et renforcer son pouvoir autocratique. Mais le seul fait qu’il ait été cette fois mis en ballottage au premier tour, malgré le contrôle qu’il exerce sur tout l’appareil d’État, malgré l’emprisonnement de nombre d’opposants, d’opposantes et de journalistes (sans parler des bruits de fraudes électorales que ce contrôle permet), signifie que sa position n’est plus aussi solide qu’elle l’était. La contestation qui s’exprime depuis des années – depuis les manifestations du parc Gezi en 2013 jusqu’aux grèves des usines Bosch ou Renault de Bursa en 2016 notamment – s’est reflétée en partie dans ce ballottage.

Si le président turc entend bien serrer la vis politiquement à ses opposants et chercher à profiter des prochaines municipales pour remettre la main sur la mairie d’Istanbul (perdue en 2019 après 25 ans de règne de l’AKP), les grandes puissances ont l’air décidées, elles, à serrer la vis économiquement à la Turquie. Erdoğan, qui en dépend en partie, aura sûrement recours à des prêts étrangers à des taux d’intérêt élevés, ce qui risque de plonger la Turquie dans la récession. Dictature d’Erdoğan et pressions des grandes puissances et du FMI vont dans le même sens. Cela se traduira pour la population turque par de nouvelles hausses du coût de la vie et par un chômage de masse. Mais les réactions de défense de la classe ouvrière et du peuple kurde pourraient apparaître plus rapidement qu’on ne le pense.

Radu Varl

 

 

1 En 2018, selon Wikipedia, après les vagues de purges menées par Erdoğan, près de 26 000 militants et sympathisants du HDP étaient incarcérés.