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Immigration : le grand déni, de François Héran

Seuil, 2023, 180 p., 13,50 €

Titulaire au Collège de France de la chaire Migrations et sociétés, François Héran est un spécialiste de cette question, animateur notamment de l’Institut Convergences migrations.

Dans ce livre il démonte – chiffres et statistiques à l’appui – quelques affirmations qui font les délices de la droite et de l’extrême droite mais pas seulement (voir notamment les déclarations des « socialistes » Gérard Collomb, Bernard Cazeneuve, Manuel Valls et feu Michel Rocard sur la question, sans oublier celle du « communiste » Fabien Roussel). Parmi ces affirmations, on peut citer pêle-mêle la vague ou le tsunami migratoires, le grand remplacement, une France « trop généreuse avec les migrants », ce qui provoquerait « un appel d’air », une législation sociale trop avantageuse et le laxisme de l’État, etc.

Il serait un peu laborieux de reprendre ici point par point l’argumentation très fouillée d’Héran. Mais il faut rappeler d’abord que les migrations sont un phénomène mondial qui ne se limite pas aux frontières de l’Hexagone, voire de l’Union européenne. Selon l’ONU, entre 2000 et 2020 le nombre total d’immigrés dans le monde est passé de 173 à 281 millions, soit une progression de 62 % alors même que la population mondiale ne croissait que de 27 %. Les guerres, classiques ou civiles, les dérèglements climatiques, les catastrophes naturelles, la pauvreté endémique… expliquent l’explosion du nombre de migrants. Et le rythme de progression risque de se poursuivre.

Face à cela on s’aperçoit qu’en Europe, lorsqu’ils en ont la possibilité, nombre d’entre eux évitent la France et préfèrent se rendre en Allemagne ou au Royaume-Uni. Cela est vrai non seulement pour ceux qui arrivent du Moyen-Orient ou d’Afrique subsaharienne mais aussi… d’Ukraine, l’Allemagne ayant accueilli plus d’un million d’Ukrainiens et la France moins de 120 000.

Une loi tous les 18 mois

Mais, quel que soit le nombre de migrants réellement accueillis (ils représenteraient en France à l’heure actuelle de 11 à 12 % de la population), ils servent de boucs émissaires à nombre de politiciens et de ministres qui montrent leurs muscles en les accusant de tous les maux, en renforçant la législation à leur encontre, en attaquant les associations qui les soutiennent, accusées, sans aucune preuve, d’être complices des passeurs clandestins, etc.

Sur cette lancée, Élisabeth Borne a annoncé le 21 décembre dernier un nouveau projet intitulé « Pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », concocté par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin et celui du Travail, Olivier Dussopt. Ce sera la 22e loi depuis 1986, soit en moyenne une tous les 18 mois. Mais, comme les précédentes, elle sera incapable de régler le problème. Et pour cause.

Plus on mure les frontières, plus on oblige les migrants à prendre des risques (entre 2014 et 2022, 52 140 ont disparu en mer dont 25 390 en Méditerranée), plus on renforce les réseaux clandestins, plus on enrichit les passeurs. Mais cela ne freine en rien l’immigration. Et l’opération policière en cours à Mayotte (Héran y consacre un chapitre) risque de le démontrer une fois de plus.

La peur du migrant, c’est la vieille peur de l’étranger qui ressurgit. Au début du XXe siècle, on accusait les travailleurs italiens, espagnols ou polonais de « voler le pain des Français » et d’être coupables d’affaiblir l’identité du pays, et par là sa souveraineté. Aujourd’hui ce sont les Syriens, les Soudanais, les Afghans et ceux d’Afrique sub-saharienne qui ont pris leurs places. Et ils sont là pour rester.

Tous et toutes descendants d’immigrés

Héran rappelle à ce propos que dans ce pays près du tiers des adultes entre 18 et 60 ans (31 %) comptent au moins un parent ou un grand-parent immigré. Et ce pourcentage progresse encore si on remonte à la quatrième ou à la cinquième génération. En résumé nous sommes toutes et tous peu ou prou des descendants d’immigrés.

Au passage il ironise sur « la francité » d’un certain nombre de politiciens qui ont fait de l’immigration leur plat de résistance et qui sont tous issus, à un titre ou un autre, de l’immigration : Nicolas Sarkozy, Élisabeth Borne, Rima Abdul-Malik, Rachida Dati, Gérald Darmanin, Éric Dupond-Moretti, Manuel Valls, Éric Ciotti, liste à laquelle on pourrait ajouter bien sûr Éric Zemmour. À noter que ce phénomène ne se limite pas à l’Hexagone. Au Royaume-Uni, par exemple, le très droitier gouvernement conservateur, en pointe dans la lutte contre les migrants, est présidé par un Premier ministre, Rishi Sunak, qui est d’origine indienne, tout comme sa ministre de l’Intérieur, Suella Braverman.

Abolir les frontières ou faire confiance aux États ?

Un livre utile et fort bien argumenté avec cependant un bémol. Héran écrit au début de son ouvrage (page 14) : « Je n’adhère pas à l’idéologie anarchiste ou libertarienne des “No Border” qui prône l’abolition des frontières, pas plus que la promotion universelle à la mobilité dont personne n’est capable de mesurer les conséquences, même si je respecte les chercheurs et les associations qui défendent ce point de vue avec constance. Jusqu’à nouvel ordre, ce sont les États qui ratifient les conventions internationales. Eux seuls ont les moyens de garantir l’application des droits humains, tout en respectant un “standard minimum commun” défini par les cours européennes. »

C’est ce qui nous différencie notamment de lui. Nous sommes pour l’abolition des frontières et la promotion universelle de la mobilité dans un monde débarrassé des oppressions et des exploitations, c’est-à-dire du capitalisme. Il faut bien sûr se battre au quotidien aux côtés des immigrés pour améliorer leur sort et les accueillir à bras ouverts, et saluer chaque avancée, même limitée, dans ce domaine. Mais nous ne comptons pas sur les États, ni sur les institutions internationales, pour « garantir l’application des droits humains ». Car ces droits sont systématiquement bafoués ou remis en cause non seulement au niveau des États mais aussi, par exemple, de l’Union européenne qui porte une lourde responsabilité dans la mort des migrants en Méditerranée.

Jean Liévin