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Jeunesse (Le Printemps), film de Wang Bing

À Zhili, en Chine, à 150 kilomètres de Shanghai, 18 000 ateliers confectionnent 80 à 90 % des vêtements pour enfants destinés au marché chinois. Une partie également ira à l’exportation. Entre les mains des ouvriers et ouvrières du textile, on voit passer par milliers des têtes de Mickey, dans une grande répétition de gestes ininterrompus. La caméra de Wang Bing les filme, mais rarement en gros plan : en même temps que leurs mains, il saisit leur visage, parce que pendant qu’ils travaillent, ils continuent de rire, de discuter, de chanter même. Par-dessus le bruit des machines, on passe sur les enceintes de l’atelier de la musique pop, qui souvent parle d’amour, et parfois pulse à un rythme effréné, histoire de ne pas perdre le rythme.

Les journées sont longues et semblent ne jamais finir : on est payé à la pièce, il faut en faire le plus possible pour avoir un salaire suffisant, et espérer, pourquoi pas, avoir de quoi faire les magasins, s’acheter le dernier iPhone, si on est vraiment assez productif. Et quand arrive le jour des tarifs, où le patron annonce ce qu’on est censé gagner selon le type de vêtement (une misère, quand on compare au prix auxquels ils sont revendus), on se réunit, on constate que c’est encore une fois trop peu, on fait les calculs soi-même, on négocie, ça prend du temps. Et puis, quand c’en est trop, on se choisit des porte-voix, on s’organise pour dire non ensemble. Dans le film, pas de grève au sens propre, mais quelques embryons de débrayages ici et là. Un humain, ça n’est pas une machine : ça n’exécute pas passivement, ça ne se soumet jamais entièrement. Et quand on est poussé à bout, on refuse et on s’oppose.

D’ailleurs, les liens sont puissants entre les travailleurs des ateliers, qui sont presque tous des jeunes venus des régions rurales. Ici, en attendant de rentrer dans leur province, ils passent ensemble leurs jours comme leurs nuits : après l’atelier, ils logent dans des dortoirs exigus. Zhili, c’est une suite d’immeubles identiques qui mériteraient d’être rénovés, où maintenir son hygiène est une épreuve, et l’on passe ainsi de l’atelier au dortoir, et du dortoir à l’atelier. Les repas, eux, se mangent dans les coursives. Et on fume des clopes, à longueur de temps, dehors comme dedans : presque tout le monde s’y est mis.

On n’est jamais seul, ni jamais au calme : ça épuise, ça crée des tensions, mais aussi des moments de grande convivialité, de rire, de confidences, où on se partage ses rêves de fonder une famille, d’acheter une maison… Ça se drague, aussi, beaucoup : quand on est une fille ou une femme, on n’est jamais tranquille, sans cesse sollicitée par une gent masculine plus ou moins lourde. Mais c’est ici en tout cas qu’on découvre la vie, celle de prolétaire. Wang Bing, le réalisateur, a ce don pour mettre en confiance ceux qu’il filme et les capter dans toute leur authenticité, toute leur sincérité. On est étonné de se sentir autant en immersion, autant avec eux, et si la durée du film, trois heures trente, pourrait rebuter certains, on ne s’ennuie jamais et on a le temps de presque se sentir nous-mêmes faire partie des jeunes travailleurs de Zhili.

Cette vie qu’ils découvrent, ils veulent croire encore parfois qu’elle changera d’un atelier à un autre. Certains comptent s’en sortir mieux que les autres en faisant plus de chiffre, ou s’imaginent tout puissants quand ils peuvent enfin jouer au petit patron : mais au fond ils travaillent toutes et tous pour la même grande fabrique, pour le même grand système qui exploite leur corps et leur esprit. « Ça te fatigue ? Tu as de la chance. Moi ça me tue », dira l’un d’entre eux, l’un des plus âgés, et déjà habitué à Zhili. D’ailleurs, c’est aussi la longueur du film qui permet au spectateur d’éprouver réellement le bruit et l’agitation permanente auxquels ils sont confrontés, sur des temps bien plus longs. Tout comme, à la fin du film, on ressent pour quelques minutes le souffle d’air enfin du retour à la campagne tant promis et tant attendu.

Jeunesse a ça de précieux qu’il dépeint ainsi, sans commentaire ni jugement, la vie ouvrière dans tous ses aspects, dans ce qu’elle a de plus heureux comme de plus usant. Alors, pour que la jeunesse ne s’en aille pas tout à fait, c’est dans ses rêves et dans sa fougue qu’il faudra puiser la colère, comme on la voit poindre par moments. C’est de cette immense communauté humaine, et de l’expérience commune du travail sans relâche, qu’émerge la solidarité et la lutte collective. C’est de là que naissent les révoltes.

Claire Lafleur