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L’auto-organisation dans les luttes

L’auto-organisation dans les luttes : cauchemar pour les gouvernants, les patrons et les états-majors syndicaux, perspective indispensable pour les révolutionnaires

La grève des contrôleurs SNCF de Noël, à l’appel d’un collectif de base né sur les réseaux sociaux, a fait resurgir le spectre de la « gilet-jaunisation » qui continue de hanter le mandat de Macron à l’approche d’une nouvelle tentative de réforme des retraites. S’y est ajoutée la fronde des médecins libéraux, certes dans un autre registre. Les craintes de « débordements », en réalité de voir se développer des mouvements de colère incontrôlables car non encadrés, sont partagées et agitées à la fois par le gouvernement (la droite et les macronistes) et par les directions des appareils (syndicats et partis de gauche). Les premiers pour inciter les seconds à la responsabilité et la retenue, les seconds pour menacer les premiers en se dédouanant de toute responsabilité dans une future mobilisation. Ce jeu de postures résume l’état actuel du « dialogue social », appellation moderne de la collaboration de classe qui accompagne le rouleau compresseur de l’offensive patronale. Les grands discours sur la nécessité de redonner de la force aux « corps intermédiaires » cachent mal le fait que c’est précisément cette politique partagée qui affaiblit les organisations syndicales. Néanmoins ces possibilités d’explosion non encadrées sont réelles et renvoient à l’effroi qui a brièvement saisi le pouvoir face à l’irruption de colère des Gilets jaunes en novembre 2018 et au dynamisme à la base de la grève victorieuse contre la précédente réforme des retraites en décembre 2019, qui s’est accompagnée de formes inédites de « coordinations » (dans les transports en particulier) ou « interpros » – dont l’initiative revenait souvent à des militants d’extrême gauche. Ce spectre qui les hante, des collectifs de base et coordinations, indique une perspective pour les militants ouvriers qui cherchent les voies pour renouer avec les victoires et engager la riposte.

Le retour de la « gilet-jaunisation » ?

Début janvier les médias n’avaient que ce mot à la bouche, pour désigner des contestations sociales pourtant très différentes. De la grève des médecins généralistes aux protestations des boulangers, en passant par les arrêts de travail des contrôleurs SNCF. Ces mouvements contournent les « corps intermédiaires » habituels, ce qui les rend moins contrôlables faute d’interlocuteur institutionnel obligé. La comparaison est certes frappante.

Mais au-delà du constat de la multiplication des colères ; au-delà des formes d’organisation nouvelles facilitées par les réseaux sociaux (et qui ne sont en rien une garantie d’un mouvement plus démocratique à la base), ces mouvements représentent des intérêts sociaux, et donc des perspectives de développement et de généralisation, très différents.

La grève des médecins a beau être dirigée par un collectif né sur Facebook, « Médecins pour demain », on aurait du mal à lui trouver un caractère spontané et populaire. Ce groupe social particulier, le plus représenté à l’Assemblée nationale, aurait bien des intérêts à faire valoir pour des soins de qualité, gratuits et accessibles à tous, en lien avec le combat des salariés de l’hôpital public, en exigeant de prendre l’argent dans les caisses des cliniques et Ehpad privés et de l’industrie pharmaceutique. Mais les représentants du collectif ont fait le choix inverse en axant sur le doublement des honoraires et la liberté d’installation. Ce choix est-il celui des 20 000 praticiens qui ont rejoint le collectif et suivi ses appels à la grève ? On peut supposer que non, mais, comme tout « corps intermédiaire » qui se respecte, « Médecins pour demain » n’en laisse rien filtrer. Première étape d’une intégration accélérée, il a été invité à siéger aux négociations avec la Sécu.

Ce n’est pas la prétendue « gilet-jaunisation » des médecins libéraux en elle-même qui inquiète le pouvoir. Car si la multiplication des mouvements sectoriels de couches supérieures de la petite bourgeoisie est un des symptômes de la mainmise du grand capital sur toute la société, le pouvoir a les moyens d’accommoder ces couches sociales ou leurs représentants. Il serait intéressant de mesurer jusqu’où la politique gouvernementale du « quoi qu’il en coûte » a largement favorisé des entreprises qui n’étaient pas celles qui avaient le plus le couteau sous la gorge. Mais pour revenir aux mobilisations, s’il venait à l’idée de secteurs du monde du travail de prendre plus largement exemple sur ces formes d’organisation qui débordent les appareils traditionnels, alors cela deviendrait effectivement incontrôlable. Les représentants de la bourgeoisie, en tout cas, l’anticipent !

C’est bien cela que craint le président lorsqu’il constate que « plus personne ne tient plus aucune troupe1 ». L’éditorialiste vétéran qui a toujours su rester du bon côté du manche, Alain Duhamel, précise : « faute de partenaire solide, faute même d’adversaire solide, il se passe les coordinations », c’est-à-dire « des mouvements plus ou moins spontanés, dirigés par des gens qui ne sont pas des leaders, qui sont des porte-paroles. Ça crée de l’éruptivité, du danger, des risques de débordement. C’est extrêmement difficile à prévoir, à dissuader et, quand ça se produit, à encadrer2. »

Entre le capital et le travail, pas de place pour des « corps intermédiaires »

Les signes avant-coureurs de tels développements sont surveillés comme le lait sur le feu à la veille de l’affrontement sur les retraites : « On sait qu’on va avoir un énorme conflit social. Quand il y a un conflit social important, mal encadré car les syndicats sont faibles, le moindre incident peut faire tout déraper », ajoute Duhamel.

Une des fonctions de ce discours catastrophiste du point de vue du patronat est de passer un peu de pommade aux appareils syndicaux, d’autant plus qu’ils ne sont pas épargnés par ailleurs. Rien de tel, pour passer en force une réforme des retraites si impopulaire que même la CFDT la refuse (pour l’instant), que de rappeler à quel point les syndicats sont des interlocuteurs indispensables pour éviter la « chienlit » et le chaos.

Le patronat sait bien – dure leçon des grèves générales de 1936 et 1968 – que les appareils syndicaux peuvent être de précieux amortisseurs sociaux, à condition qu’ils aient du poids dans le monde du travail pour contrôler, encadrer, voire arrêter les grèves. Or leur crédit en prend un coup à chaque compromission ou capitulation. Cruel paradoxe, tragédie de la collaboration de classe, qui aboutit à des syndicats squelettiques qui organisent (de manière peu militante) moins de 5 % des salariés et survivent beaucoup grâce à une législation bourgeoise qui leur donne le monopole de présentation de listes aux élections professionnelles.

Conscients du risque d’explosions sociales incontrôlées que recèle cet affaiblissement des appareils, les gouvernements, de gauche comme de droite, ont tenté de compenser ces pertes militantes par une représentativité sociale électorale bien plus encadrée et contrôlable. De l’introduction de la représentativité en 2008, aux nouvelles règles de signature des accords d’entreprises (2016 et 2017), les tentatives sont incessantes pour institutionnaliser les appareils syndicaux et les maintenir, malgré leur faiblesse, comme interlocuteurs indispensables. Sans succès, puisque même la simple participation aux élections professionnelles s’est effondrée.

Ces formes nouvelles d’institutionnalisation ne font qu’actualiser un processus déjà ancien d’intégration des syndicats au pouvoir d’État. Elles produisent des effets contradictoires. La mise en place des CSE dans le privé (2017) et des CSA dans le public (2022) a décimé le nombre d’élus, tout en renforçant la mainmise des sommets bureaucratiques. Les appareils syndicaux comme le patronat ont vu cette réforme d’un bon œil, car elle permettait de réduire une base militante de délégués du personnel ou délégués au CHSCT, qui pouvait être combattive. Mais certains grands groupes, comme la SNCF, regrettent aujourd’hui d’avoir été trop loin et ajoutent aux rares élus des CSE des « représentants de proximité » pour reformer un maillage qui leur permet de prendre la température sociale.

Quelles que soient les formes expérimentées par l’État pour maintenir sous perfusion des appareils moribonds, le fond du problème est que les dirigeants syndicaux n’ont plus aucun « grain à moudre » (pour reprendre l’expression célèbre de l’ex-secrétaire historique de FO, André Bergeron), aucun acquis ni compensation à faire valoir auprès des travailleurs comme résultat d’un compromis social et d’une politique réformiste respectueuse des institutions.

L’épisode de l’assurance chômage est significatif de la façon dont le gouvernement traite les dirigeants syndicaux. Le 23 décembre, surprise de Noël publiée au Journal officiel, sans concertation aucune, un décret diminue de 40 % la durée d’indemnisation chômage. Le 3 janvier, Élisabeth Borne cherche un geste pour afficher une volonté de dialogue tout en faisant passer sa réforme scélérate des retraites : elle abroge le décret sur l’assurance chômage. La durée d’indemnisation ne sera diminuée « que » d’un quart, comme annoncé en novembre.

Significatif aussi l’accord trouvé entre la RATP, désormais dirigée par l’ancien Premier ministre Jean Castex, et FO et l’Unsa pour allonger le temps de travail des conducteurs de bus, en « contrepartie » d’une augmentation de salaire qui ne couvre même pas l’inflation. Un accord « perdant-perdant » pour les travailleurs concernés, dont le seul objectif est de désorienter et désarmer un secteur combattif à la veille de la bataille des retraites.

Vive les coordinations !

Dans cette situation d’offensive patronale ininterrompue, la faiblesse des organisations syndicales est congénitale et impossible à enrayer, tant qu’elles se situent dans le cadre piégé du « dialogue social » et de la concertation institutionnalisée. Toutes y sont engluées, pas seulement l’Unsa et la CFDT qui accompagnent le plus ouvertement les attaques gouvernementales. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne reste pas dans le pays quelques dizaines de milliers de militants et militantes syndicaux « de base » ou de structures régionales ou de branches qui puissent prendre le mors aux dents – en particulier contre la réforme des retraites – que nous pouvons et devons chercher à entraîner dans un affrontement global.

La sortie du cadre de collaboration de classe ne pourra passer que par des affrontements avec les bureaucraties et par la rupture avec la routine des réunions imposées par le patronat et institutionnalisées par la loi. Une telle révolution culturelle ne pourra qu’être le produit d’une période aiguë de lutte des travailleurs, syndiqués et non syndiqués, et de la volonté consciente de militants politiques et syndicaux combattifs, dont les révolutionnaires mais qui dépassent largement leurs rangs, de bousculer sérieusement si ce n’est de réussir à renverser le capitalisme.

Collectifs inter-urgences, inter-gares, inter-hôpitaux, collectif national ASCT (CNA) des contrôleurs à Noël… La multiplication des initiatives en dehors des cadres syndicaux montre que la lutte des classes continue avec ou sans le vieux « mouvement ouvrier organisé ». Ces tentatives méritent d’être encouragées et soutenues sans méfiance envers leur « anti-syndicalisme » supposé, bien qu’avec lucidité aussi sur certains de leurs aspects catégoriels, si ce n’est corporatistes. C’est bien la politique des directions syndicales elles-mêmes qui présente le caractère le plus « anti-syndical », et il est naturel que des travailleurs cherchent à la contourner. Ce qui ne signifie pas que « tout ce qui bouge en dehors des syndicats est rouge. »

L’exemple du CNA des contrôleurs de la SNCF est significatif. Né sur Facebook il y a quelques mois, le groupe avait toutes les apparences d’un fonctionnement démocratique et horizontal, à même de représenter la base des contrôleurs que les syndicats avaient oubliée. Sauf que… face aux pressions conjointes du gouvernement et de la direction de la SNCF contre la grève à Noël, le collectif (ou plutôt ses quelques « porte-paroles » nationaux auto-proclamés) a cédé et appuyé les appels des directions syndicales à reprendre le travail.

Face au rouleau compresseur patronal, le monde du travail a besoin de lancer toutes ses forces dans ses batailles. Rien de mieux que de se représenter soi-même, de prendre ses affaires en main – par-delà les affiliations politiques ou syndicales et sans les gommer ou les bâillonner bien évidemment. C’est un élément décisif dans les luttes actuelles pour les salaires et dans les luttes qui se préparent contre la réforme des retraites, qui pourraient se généraliser : la démocratie ouvrière pour rassembler dans la lutte et dans l’action le plus de travailleurs, syndiqués de différents syndicats et non syndiqués. Assemblées générales de grévistes, comités de grève et pour unifier le mouvement au niveau national, garantir aux grévistes qu’ils en gardent le contrôle et l’arracher aux appareils syndicaux, des coordinations de travailleurs en lutte, le cauchemar de Duhamel et de ses semblables.

Raphaël Preston

 


 

1 Le Parisien, 5 janvier 2023.

2 BFMTV, 5 janvier 2023.