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Le mouvement des Tournesols, dix ans après

Jesse Steele from China, CC BY 2.0 , via Wikimedia Commons

 

(Cet article fait partie d’un dossier sur Taïwan publié en mars 2024, retrouver en bas de page le sommaire du dossier)

 

 


 

 

Taïwan, le PCC et « la carotte économique »

En dépit des crises qui rythment les relations diplomatiques sino-taïwanaises depuis 1996, l’intégration de Taïwan à l’économie chinoise n’a en fait cessé de s’accentuer entre les années 1990 et 2010. Et, si les dirigeants du PCC ont régulièrement agité des menaces de sanctions économiques à l’encontre de la « province rebelle », celles-ci n’ont pas plus connu de concrétisation que les annonces périodiques d’invasion imminente de l’île.

En fait, c’est même plutôt l’inverse qui s’est passé. Alors que la faction des « Shanghaïens » groupés autour de Jiang Zemin poussait à un discours intransigeant et aux démonstrations de force militaire, les dirigeants chinois groupés autour du président Hu Jintao1 choisirent plutôt d’offrir un régime de faveur aux hommes d’affaires taïwanais dans le but « de promouvoir la coopération économique entre les deux rives du détroit » et en leur garantissant que la « politique n’influencerait pas l’économie ». Plutôt que le bâton agité par son rival Jiang Zemin, Hu espérait que la « carotte » des incitations économiques serait plus à même d’étouffer le mouvement indépendantiste taïwanais2.

Le précédent hongkongais

La Chine pouvait s’inspirer d’un précédent récent. La rétrocession de la colonie britannique de Hong Kong à la Chine en 1997 ne s’était pas faite sans préparation. Dès les années 1980, parallèlement à la mise en place de « l’économie socialiste de marché », le PCC avait entamé une offensive de charme en direction des milieux d’affaires hongkongais. La majeure partie de la bourgeoisie hongkongaise s’était alors montrée de plus en plus ouvertement critique à l’encontre des Britanniques. Soucieuses d’éviter l’émergence d’un mouvement pro-démocratique alors que la réunification à la Chine s’avançait, les élites économiques de la ville fondèrent le Parti libéral (1994) qui, en lien avec le PCC, s’opposa de manière virulente aux ultimes tentatives de réformes politiques du gouvernement colonial. Dominant largement le conseil législatif et l’exécutif, le Parti libéral apparut précocement comme le relais du pouvoir central chinois, ses membres recevant en récompense un certain nombre de fonctions politiques honorifiques, comme députés à l’Assemblée nationale populaire, ou d’autres postes dans les gouvernements locaux. Si ces postes n’avaient aucune valeur politique, ils avaient cependant une grande valeur économique dans un pays où la mainmise des bureaucrates du PCC sur les affaires était à peu près totale3. Rapidement, le capital hongkongais fut pleinement inséré dans l’économie chinoise, notamment dans la province voisine du Guangdong4. En 2003, des manifestations de masse réunissant plus de 500 000 personnes éclatèrent contre la mise en place d’une « loi anti-subversion » qui restreignait les libertés démocratiques héritées de la colonisation. Le mouvement fut maté par la force et Pékin renforça encore son emprise sur la ville.

La Hongkongisation larvée de Taïwan

La situation de Taïwan était assez similaire, quoique la perspective de la réunification fût plus lointaine. Dans les années 1990, les milieux d’affaires avaient d’abord soutenu la démocratisation du régime nationaliste par en haut – en tout cas, ils ne s’y étaient pas opposés –, tout en exhortant les deux partis de gouvernement (le vieux Kuomintang nationaliste et le PDP5 indépendantiste) à libéraliser les rapports économiques entre les deux rives du détroit. Dans les années qui suivirent, près d’un million de Taïwanais partirent travailler en Chine, dont un grand nombre d’entrepreneurs, ingénieurs, etc. Ces « Taishang » constituèrent un large parti « pro-Pékin » à Taïwan, nourrissant de plus en plus fortement le programme du KMT.

Le nouveau succès électoral des indépendantistes taïwanais en 2004 fut une désillusion pour le pouvoir central chinois qui haussa le ton par rapport au KMT et aux Taishang. Ainsi, les filiales chinoises du groupe taïwanais Chimei (un important producteur de produits pétrochimiques et d’écrans à cristaux liquides) firent brusquement l’objet d’enquêtes inhabituelles de la part des autorités locales pendant qu’en même temps elles se voyaient refuser des prêts bancaires. La raison de ce froid résidait dans le fait que le fondateur et PDG de Chimei, Shi Wen-long avait soutenu Chen Shui-bian, le président indépendantiste (2000-2008). Il fut soudainement « démissionné » et publia une lettre publique pour exprimer ses regrets. La même année, le président du KMT et candidat malheureux à la présidentielle, Lien Chan, fut convoqué à Pékin par le président Hu Jintao, pour publier un communiqué commun selon lequel pour les deux partis, « Taïwan et la RPC appartenaient à une seule Chine » et annonçaient le lancement d’un « forum annuel » PCC-KMT.

L’offensive du PCC-KMT

L’influence des Taishang et du KMT sur la politique insulaire s’étant révélée insuffisante, le PCC orienta ses efforts de séduction vers les capitalistes taïwanais pro-indépendantistes. En 2005 toujours, Pékin supprima unilatéralement les droits d’importation pour les producteurs de fruits du sud de Taïwan, région qui constituait un bastion du PDP. Entre 2005 et 2015, les exportations de fruits vers la Chine triplèrent !

De même, les forums bipartisans entre le PCC et le KMT se révélèrent n’être rien d’autre qu’un forum économique, où se négociaient à la fois de juteux contrats entre entreprises continentales et taïwanaises, mais aussi le programme de libéralisation économique à prendre dès que le KMT serait au pouvoir pour faciliter l’intégration de Taïwan à l’économie chinoise.

En 2008, le nouveau chef du KMT, Ma Ying-jeou, fut enfin élu. Pendant son premier mandat, un nombre impressionnant d’accords furent signés entre les deux rives du détroit, favorisant toujours les entrepreneurs taïwanais installés en Chine, mais aussi les autres acteurs économiques influents favorables au PDP. En 2012, alors que Ma se représentait aux élections présidentielles, de nombreux hiérarques du PCC formulèrent ouvertement pour la première fois leur volonté de procéder à la réunification dans les prochaines années. Ils furent alors publiquement épaulés par les dirigeants des plus grandes entreprises de la pétrochimie, de microélectronique, des transports, etc. Cette double campagne dont les architectes étaient à Pékin permit la réélection de Ma. Mais ce dernier, ainsi que ses protecteurs chinois, allaient se retrouver bousculés par les conséquences de leur propre politique hongkongaise.

L’autre précédent hongkongais

Les grandes manifestations de 2003 à Hong Kong avaient révélé le malaise croissant de la population hongkongaise. D’abord touchées de plein fouet par les délocalisations des années 1990, les classes populaires de la ville se retrouvèrent rapidement confrontées à une gestion catastrophique par le nouvel exécutif « autonome », composé exclusivement d’hommes d’affaires locaux. Ces derniers, soucieux d’intégrer Hong Kong à la Chine, avaient multiplié les grandes infrastructures de transport, mal planifiées et coûteuses, comme le pont de la rivière des Perles (2009) ou l’express Guangzhou-Shenzhen-Hong Kong (2010), véritables gouffres financiers et foyers de corruption. Parallèlement, les classes populaires subissaient les conséquences de l’arrivée massive des « continentaux », touristes ou travailleurs migrants, notamment une spéculation immobilière hors de tout contrôle qui rendait impossible à toute la jeune génération de trouver des logements abordables dans leur propre ville, mais aussi la saturation des transports en commun, des services publics (notamment des hôpitaux et des écoles6). En 2008, le pouvoir central, inquiet de l’incompétence flagrante des hommes qu’il avait lui-même placés au pouvoir, entreprit de renforcer l’équipe dirigeante en la doublant systématiquement par des cadres du PCC. C’était un premier pas vers la réintégration de Hong Kong dans le « système » continental.

Or, depuis 2003, les résistances existaient toujours au sein de la population, notamment parmi la jeunesse étudiante. Alors que, jusqu’à cette époque, les libéraux hongkongais tablaient sur une démocratisation de la Chine, le Parti civique qui se constitua peu après sur la base de défense des libertés civiques mettait pour la première fois en avant une « identité » hongkongaise, très inspirée par les formulations des indépendantistes taïwanais au même moment. Dans les années qui suivirent, les « militants locaux » (bentupai) multiplièrent les actions contre les grandes entreprises de « rénovation urbaine » menées par l’exécutif, mais en s’abstenant prudemment de prendre à partie les réels responsables. Pire encore, à partir de 2011, ces manifestations prirent des dimensions nettement xénophobes, avec des slogans comparant les continentaux à des « sauterelles ». Dénonçant les libéraux comme des « gauchistes attardés », les « localistes » s’organisèrent alors dans un autre parti, Civic Passion (2012) constitué sur les bases d’un chauvinisme étroit et proposant le retour à la mère-patrie britannique ou l’indépendance politique. Il devait devenir l’une des principales forces d’opposition au cours des années suivantes. En septembre 2014, au moment où le « mouvement des parapluies » allait débuter, le « nationalisme » hongkongais avait déjà gagné une large fraction de la population.

Le début de la révolte taïwanaise

À Taïwan même, la politique de charme économique atteignait ses limites. Contrairement aux Taishang, la libéralisation des échanges n’avait en réalité que très peu profité à la moyenne et petite bourgeoisie taïwanaise. Ainsi, les agriculteurs du sud ciblés par le PCC-KMT virent le gros des bénéfices qu’ils avaient pu réaliser avec l’ouverture du marché chinois accaparé par des courtiers liés aux deux partis au pouvoir. De plus, les concessions unilatérales accordées par Pékin aux entrepreneurs taïwanais furent, dans bien des secteurs, contrecarrées par le protectionnisme des gouvernements régionaux. Et les petites entreprises taïwanaises, devenues d’énormes conglomérats grâce au gigantesque marché chinois, furent bientôt accusées par leurs concurrents plus faibles d’avoir importé avec elles les méthodes douteuses du capitalisme chinois7. Dans la vie politique et médiatique taïwanaise, le poids croissant de ces nouveaux géants se faisait sentir, à l’instar de Want Want, petite entreprise devenue un géant de l’agroalimentaire et des télécommunications et le porte-parole officieux de Pékin dans l’île.

Le mouvement étudiant se retrouva en pointe des protestations contre l’emprise croissante des partisans de Pékin8. En lien avec le mouvement hongkongais ainsi que l’opposition chinoise en exil, les étudiants organisaient depuis plusieurs années des manifestations et des meetings, dont les plus importants étaient, à l’imitation du mouvement hongkongais, les rassemblements du « 4 juin », visant aussi bien le pouvoir chinois que les grands groupes monopolistiques en voie de constitution rapide à Taïwan, notamment le groupe Want Want.

Le renouveau du sentiment national taïwanais

L’évolution rapide de la situation en Chine même – où une gigantesque vague gréviste s’était achevée par un renforcement de la répression – comme à Hong Kong et à Taïwan, où l’influence directe et indirecte de Pékin se faisait sentir toujours davantage, contribua puissamment à rejeter la jeunesse, puis une partie croissante de la population, dans les bras du nationalisme taïwanais9. Pendant la période coloniale japonaise et la dictature militaire, ce nationalisme avait été principalement véhiculé par les élites rurales traditionnelles, propriétaires terriens, intellectuels, etc., défendant la majorité « hoklo » contre les discriminations racistes des occupants au nom des valeurs démocratiques. Cela n’empêchait pas ces mêmes indépendantistes d’adopter eux-mêmes un comportement parfaitement raciste à l’encontre des migrants venus de Chine ou d’ailleurs. Arrivés au pouvoir en 2000, les indépendantistes du PDP s’étaient par la suite retrouvés totalement discrédités à l’issue du deuxième mandat de Chen Shui-bian. Englué dans des scandales de corruption, menant une politique de libéralisation économique avec la Chine identique à celle que préconisait le KMT, mais avec moins de marge de manœuvre, le parti semblait voué à une fin rapide alors que la cause de l’indépendance perdait de son sens compte tenu de l’intégration économique de plus en poussée de l’île dans l’orbite chinoise. En désespoir de cause, Frank Hsieh, le candidat du parti à l’élection de 2012 annonça se rallier au slogan d’« une seule Chine » et en fut aussitôt récompensé par une invitation officielle à Pékin.

Cela n’empêcha pourtant pas, au cours de cette même période, la réémergence du sentiment national taïwanais. Celui-ci charriait des aspirations diverses et contradictoires, mais la jeunesse, aussi bien les étudiants que les jeunes travailleurs des nouveaux secteurs en développement (infirmières et travailleurs sociaux notamment), donnèrent au mouvement indépendantiste un certain aspect de classe, alors même que le mouvement syndical taïwanais se retrouvait durement affaibli par la désindustrialisation et replié dans ses bastions usiniers10. Ceci s’explique notamment par la délocalisation vers la Chine des entreprises, et par une concurrence accrue des pays dits « émergents ». Dans la même période, des groupes d’ouvriers licenciés dans les années 1990 menaient des actions d’occupation ou perturbaient les meetings du KMT.

Le CSSTA

Le CSSTA (le Cross-Strait Service Trade Agreement, l’accord commercial sur les services entre les deux rives) était l’un de ces accords-cadres signés en nombre par le président Ma, et prévoyant la libéralisation du secteur des services de part et d’autre du détroit. Il n’était à proprement parler ni plus ni moins scandaleux que tous ceux qui avaient été conclus précédemment. Le chef du PDP, Frank Hsieh, eut d’ailleurs l’imprudence, dans les premiers temps, de s’en féliciter devant des journalistes. La situation avait pourtant changé. En 2010, le gouvernement avait accompagné la signature de l’ECFA (accord-cadre organisant la libéralisation du commerce) par une vigoureuse campagne promotionnelle. En 2013, affaibli dans les sondages, le KMT tenta de le faire passer presque en secret, et la population n’apprit le contenu du traité que quelques jours avant la signature. L’inquiétude fut grande lorsqu’on découvrit l’ampleur des secteurs, notamment dans les services publics, qui allaient être ouverts aux investissements chinois. Au cours de l’été 2013, de nombreux collectifs militants se mirent en place pour s’y opposer, coordonnés par un Front démocratique dont les troupes de choc étaient les étudiants. Pendant des mois, le Front démocratique multiplia les appels à manifester contre le traité avec un succès grandissant. Le gouvernement, peu sûr de ses propres troupes ainsi mises sous pression, décida de jouer la montre en usant d’une disposition de la Constitution stipulant que, lorsqu’un texte est déposé au Parlement et n’est pas discuté sous 90 jours, il est considéré comme accepté. Le 18 mars, un député du KMT annonçait à la tribune du Yuan législatif (le parlement), en trente secondes chrono, que le texte était considéré comme adopté avant de s’enfuir en courant !

L’occupation du Yuan législatif

Le soir du 18mars, une vaste foule encercla le Yuan législatif. Lorsque « l’incident des trente secondes » fut connu, une partie de la foule força les portes du bâtiment et, après une petite hésitation, quelque 200 personnes, en majorité des étudiants, décidèrent de se barricader dans la salle principale. L’événement, retransmis en direct sur les téléphones, entraîna un regain de mobilisation, à tel point que, quelques heures plus tard, les policiers qui encerclaient le Yuan législatif pour se préparer à en expulser les intrus se retrouvèrent à leur tour assiégés.

Un vaste mouvement de solidarité envers les occupants s’organisa dans la capitale dans les jours suivants, avant de gagner l’ensemble du pays. On vit même les députés du PDP, qui n’avaient jusque-là brillé ni par la clarté de leur position, ni par leur courage, participer démonstrativement au ravitaillement en eau, nourriture, sacs de couchage11, des occupants. Dès le 19 mars, les campus entrèrent en ébullition pendant que des milliers d’étudiants faisaient route par bus du sud et du centre du pays pour rejoindre la capitale. L’occupation allait cristalliser la lutte contre le CSSTA, mais également ouvrir la boîte de Pandore de toutes les récriminations d’une population taïwanaise qui avait subi le rouleau compresseur de l’offensive économique chinoise depuis des années. Le KMT, divisé par les luttes d’appareil et tétanisé par les rassemblements désormais quotidiens devant ses locaux et permanences se retrouva paralysé face à l’ampleur de la contestation et à sa soudaineté.

Le mouvement des Tournesols

Dans les jours qui suivirent, des manifestations de masse éclatèrent spontanément à Taichung, Tainan et Kaohsiung, pendant qu’un meeting de masse permanent se tenait sur le site du Yuan législatif. Au sixième jour de l’occupation, le président Ma prit la parole pour dénoncer « l’occupation illégale » du Yuan législatif et annoncer qu’il maintiendrait le CSSTA. Les dirigeants du mouvement, parmi lesquels les étudiants Lin Fei-fan12 et Chen Wei-ting, ainsi que l’avocat du Front démocratique Huang Kuo-chang13, appelèrent en retour à la grève générale… ce qui n’eut pour effet que la simple suspension de quelques cours dans les universités14. Ce bide complet donna un peu de répit aux autorités et provoqua la division du mouvement étudiant entre les occupants barricadés et isolés dans leur salle du Yuan législatif et les « radicaux » qui occupaient depuis le troisième jour le collège des sciences sociales. Le 23 mars, ces derniers entreprirent vainement de prendre d’assaut le Yuan exécutif, siège du gouvernement, situé à proximité. C’était le prétexte rêvé : quelques heures plus tard, en pleine nuit, la police chassait avec brutalité la foule amassée devant le Yuan exécutif et procédait à des dizaines d’arrestations. La violence disproportionnée de la police, à nouveau filmée et retransmise en direct, choqua une large partie de l’opinion et conforta encore un peu plus le mouvement. Le 29 mars, le président Ma dut reprendre la parole publiquement, s’adressant sur un ton nettement radouci à ces jeunes qui manifestaient « une vraie préoccupation pour les problèmes sociaux et l’engagement démocratique », mais sans rien céder sur le fond. Le 30 mars, la mobilisation atteignit son apogée avec près de 500 000 manifestants dans les rues. L’impasse était complète, d’autant que les dirigeants de mouvement n’avaient eux-mêmes ni programme identifié, au-delà de leur unique revendication du retrait du CSSTA, ni stratégie pour y parvenir au-delà de l’occupation. Les dirigeants du mouvement se replièrent alors sur une stratégie législative, annonçant qu’ils quitteraient les lieux une fois qu’ils se seraient assurés qu’une majorité de députés du Yuan se seraient engagés à voter pour une loi organisant le contrôle de l’application du traité. Une telle solution était du pain béni pour le pouvoir et, le 6 avril, après vingt jours d’occupation, le président KMT du Yuan législatif, Wang Jin-pyng, vint se fendre à la tribune d’un discours dans lequel il félicitait « le dévouement idéaliste » des étudiants et soulignait que la législature avait naturellement besoin de la « sagesse du parti d’opposition » tout autant que du « soutien des citoyens ». Le 10 avril, l’occupation s’arrêtait et le mouvement des Tournesols avec lui.

Les conséquences

Le mouvement des Tournesols de Taïwan fut suivi quelques mois plus tard par celui des « Parapluies » à Hong Kong. Quoique le mouvement hongkongais ait été bien plus violent et bien plus violemment réprimé, il n’en reste pas moins profondément lié aux événements taïwanais. Il faudra attendre d’ailleurs 2019-2020 pour que le gouvernement central soumette pour de bon (et jusqu’à quand ?) les Hongkongais. Après 2014, l’échec de la politique de séduction économique des bourgeoisies locales est patent. À Taïwan comme à Hong Kong, c’est une très large majorité de la population qui refuse de passer sous la coupe du régime chinois. Si la jeunesse taïwanaise s’opposait à un rapprochement économique avec la Chine, elle s’opposait aussi avant tout à la politique de son propre gouvernement sans avoir ni une conscience de classe claire, ni un plan de bataille très précis. Le KMT, profondément discrédité, dut endurer d’autres mouvements de masse, comme autant de répliques des Tournesols. Ainsi de la grande campagne antinucléaire qui suivit la catastrophe de Fukushima au Japon15, ou celle des lycéens contre le révisionnisme des programmes scolaires, aboutissant à autant de nouvelles victoires des opposants. En 2016, le PDP, vivifié par l’afflux de nouveaux militants, obtenait à nouveau la présidence et contribuait d’autant plus à ancrer l’idée d’une nation taïwanaise distincte de la Chine dans l’esprit d’une majorité de la population. Une nation en construction, dont les dirigeants indépendantistes, parmi lesquels beaucoup d’anciens des Tournesols, n’hésitent pas à mettre en avant leur « progressisme » (Taïwan est le seul pays d’Asie à avoir autorisé le mariage homosexuel) par opposition au conservatisme des dirigeants communistes chinois et du KMT. Bien qu’il soit possible de faire remonter l’histoire du mouvement autonomiste taïwanais à l’époque de l’occupation japonaise, le nationalisme actuel trouve plutôt ses racines dans l’opposition au KMT, et se nourrira d’autant plus de la montée du PDP à la sortie de la loi martiale jusqu’à en devenir difficilement dissociable. Si ce parti peut encore nourrir de nombreuses illusions sur ses capacités à maintenir l’indépendance du pays (tout en menant sa politique au service de la bourgeoisie), les résultats électoraux toujours plus faibles et l’augmentation du nombre de grèves au fil des années montre qu’il existe une prise de conscience de l’opposition d’intérêts entre la population laborieuse et ce que représente cette organisation politique au service de la grande bourgeoisie et des hommes d’affaires taïwanais.

Étienne Bridel, Pierrot Frey

 

 


 

 

Sommaire du dossier

 

 


 

 

1  Il s’agit du groupe des anciens dirigeants de « La Ligue de la jeunesse » écartés par Xi Jipping en 2013.

2  Selon la formule « encercler la politique par les affaires » (yishang weizheng). Il s’agit en fait de la reprise de la politique pragmatique de Deng Xiaoping qui dans les années 1980 mit en avant l’idée de réunification des provinces perdues (Taïwan et Hong Kong) par la collaboration économique selon le principe « Un pays, deux systèmes » (1982).

3  Xu Jiatun, cadre du PCC ayant fait défection, décrit dans ses mémoires comment, envoyé à Hong Kong dans les années 1980, il fut chargé de reconstruire les liens entre le parti et les « forces pro-britanniques, pro-américaines et pro-taïwanaises » dans les milieux d’affaires en leur faisant valoir les opportunités nouvelles en Chine populaire. Ainsi, Tung Chao-yung, riche entrepreneur du transport maritime, reçut des prêts d’urgence de Chine lui évitant une faillite. Son fils, Tung Chee-hwa, devint entre 1997 et 2005 le premier président de l’exécutif hongkongais réunifié.

4  En 2008, on estime que près de 10 millions de travailleurs étaient employés par des entreprises hongkongaises et 16 millions par des entreprises taïwanaises.

5  Le premier grand accord-cadre fut signé en 2010 facilitant parmi de nombreuses autres mesures, comme les vols aériens directs, la facilitation des visas touristiques ou étudiants, etc., les exportations taïwanaises en Chine continentale.

6  En 2017, vingt ans après la réunification, près de 12 % de la population hongkongaise était d’origine continentale.

7  Le Ting Hsin International Group, à l’origine PME taïwanaise devenue leader mondial de la nouille instantanée et l’un des plus gros conglomérats agro-alimentaires, fit l’objet d’une série de scandales sanitaires retentissants lorsque furent découvertes ses pratiques de vendre des aliments frelatés.

8  Dès 2008, un premier mouvement dit des « Fraises sauvages » éclatait contre la visite officielle de Chen Yunlin, un hiérarque du PCC en charge des affaires avec Taïwan.

9  De manière très parlante, les sondages montrent une augmentation plus que significative de la part de la population se considérant comme taïwanaise plutôt que chinoise au cours des deux périodes de domination politique du KMT (1994-1998 et 2008-2014).

10 L’économie taïwanaise dans les années 1990 fut touchée par une vague de délocalisations de la part des PME manufacturières (textile, chaussure, jouets, etc.) au profit des nouveaux pays émergents (Malaisie, Thaïlande, Indonésie… et bien sûr la Chine) qui avaient bénéficié jusque-là d’une croissance continue grâce à la main-d’œuvre bon marché et à l’ouverture du marché américain. En conséquence, le secteur industriel qui employait jusqu’aux années 1980 près de 43 % des actifs à Taïwan déclina rapidement, sauf dans le secteur des composants électroniques, et notamment des semi-conducteurs.

11 Et en tournesols… Alors qu’un agriculteur offre des tournesols pour l’occupation, une photo avec la fleur fait le tour du Web et devient immédiatement le nouveau symbole de cette révolte. Des ONG locales ont aussi largement contribué à l’approvisionnement en matériel et même à diriger la lutte.

12 Qui devint membre du PDP et député. Il a depuis démissionné de ses fonctions pour avoir échoué à gérer une accusation de VSS visant une personne de son cabinet. Chen, entré en politique après le mouvement, en sortit également pour des accusations de VSS.

13 Qui devint député au Yuan législatif pour le New power party, puis le Parti populaire taïwanais en 2023.

14 En fait, il fallut attendre le 5 avril pour que les syndicats appellent véritablement à la grève, alors que la contestation était généralisée et que nombre de travailleurs des services, notamment dans les secteurs de la santé, des communications, de l’informatique, etc., se retrouvaient déjà engagés dans le mouvement indépendamment des syndicats.

15 Taïwan doit sortir du nucléaire d’ici 2025.