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Lénine et l’internationalisme conséquent : la lutte pour la fondation de l’Internationale communiste

Affiche de propagande anti-impérialiste de la Section française de l’Internationale communiste au début des années 1920

 

L’article ci-dessous fait partie d’une série d’articles

Lénine (10 avril 1870- 21 janvier 1924)

 

 


Lénine, « l’homme politique russe », « dirigeant de la Russie de 1917 à 1924 », artisan de la fondation de l’URSS… Autant de qualificatifs qui voudraient rattacher Lénine à son œuvre « nationale », au point que même une partie de l’extrême droite nationaliste russe actuelle se revendique encore du grand dirigeant… pourtant internationaliste ! Car si la figure de Lénine a marqué l’histoire, c’est bien dans tous les pays du globe. Tous en effet, dans le sillage de la révolution russe de 1917, ont vu fleurir des partis politiques de la classe ouvrière se revendiquant de son héritage politique. Et pour cause : il a aussi et surtout été le fondateur de l’Internationale communiste, la IIIe Internationale, qui s’est voulue « parti mondial de la révolution ». Et cela bien avant et malgré la politique anti-léniniste lancée par Staline sous le mot d’ordre « socialisme dans un seul pays » dès décembre 1924 et la dégénérescence bureaucratique stalinienne de « L’Internationale communiste après Lénine »1 qu’analyse Trotski dès 1928 dans l’ouvrage du même nom.

Le décès de Lénine correspond à quelques mois près à l’échec de la révolution allemande de 1923 et à l’arrêt, pour plusieurs années, de perspectives révolutionnaires dans les métropoles impérialistes par suite de la politique criminelle de la bureaucratie stalinienne. La presque-concordance des dates anniversaires entre l’échec de l’Octobre allemand et la mort de Lénine, contient une part de tragédie : Lénine était un militant internationaliste convaincu, lié par sa formation et ses luttes politiques à l’histoire de la social-démocratie allemande, c’est-à-dire à l’Internationale.

En effet, avant d’être le leader de la révolution soviétique (et pas seulement « russe »), Vladimir Ilitch Oulianov a découvert le marxisme par la diffusion en Russie des textes de Karl Kautsky (relu et interprété par Plekhanov), « pape du marxisme » et principal théoricien du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), dont l’autorité ne se limitait pas au mouvement ouvrier allemand et dépassait les frontières. Pour nombre de révolutionnaires en Europe, le Parti social-démocrate allemand fait figure d’exemple, pour Lénine aussi. Il tient cette organisation en si haute estime, qu’il est stupéfait par le vote des crédits de guerre au Reichstag par la fraction parlementaire du SPD en 1914, au point qu’il imagine que c’est un faux policier destiné à entretenir la confusion chez les opposants à la guerre. Cette illusion dissipée, Lénine comprend l’ampleur de la tâche pour les révolutionnaires : la social-démocratie étant passée de l’autre côté du fusil, les véritables communistes devront s’organiser pour démasquer les « sociaux-chauvins » et les « centristes » (ceux qui se situent entre les premiers et les révolutionnaires, et dont le premier chef est son ancien mentor Kautsky) qui soutiennent tous leur bourgeoisie nationale. La IIe internationale a failli, il en faut une nouvelle.

Si les premiers contacts seront pris pendant la guerre entre les différentes tendances du mouvement révolutionnaire, sa création va sensiblement s’accélérer sous la pression des masses qui accouchent d’une révolution au sein de l’empire tsariste en février puis octobre 1917. Deux années après le premier appel à la fondation de la IIIe Internationale, celle-ci constitue déjà le principal cauchemar des classes possédantes en pleine vague révolutionnaire sur l’Europe : dès son second congrès de 1920, elle regroupera des millions de travailleurs et donnera corps à l’adresse de Marx : « Un spectre hante l’Europe, celui du communisme ».

La construction de l’Internationale communiste répond à une préoccupation constante chez Lénine : comment agir en « véritable internationaliste » ? Comment retranscrire un programme politique (la prise de pouvoir du prolétariat) dans une organisation internationale (centralisée, pour éviter l’opportunisme « national » gangrenant la social-démocratie) tenant cependant compte des réalités nationales ? En bref, alors que la guerre a détruit l’ensemble des liens sociaux, économiques et politiques de la période précédant 1914, comment généraliser le programme révolutionnaire ayant fait ses preuves en Russie sans calquer celui-ci sur des situations mouvantes et donc particulières ?

La Première Guerre mondiale : la classe ouvrière désarmée politiquement par ses propres outils

Depuis l’écrasement de la Commune de Paris en 1871, le développement du capitalisme européen et américain semble inexorable. Avec lui, la classe ouvrière se renforce numériquement et politiquement : la dissolution de la Première Internationale (tiraillée entre anarchistes et marxistes après l’échec de la Commune de Paris) n’a pas enrayé l’essor organisationnel des travailleurs. La Seconde Internationale, dont le puissant Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) deviendra le fer de lance, organise des millions de travailleurs en Europe. Il compte plus d’un million d’ouvriers dans ses rangs, trois millions dans les syndicats qu’il dirige. Véritable « État dans l’État », il publie des dizaines de journaux, qui font autorité bien au-delà des frontières. Pourtant, ce qui apparaît comme un colosse ouvrier pour le reste des sections de la IIe Internationale est en pleine transformation et souffre de luttes internes entre différents courants.

En effet, le développement prétendu « pacifique » du capitalisme occidental cache en réalité la violence du colonialisme dans le reste du monde. En quelques décennies, le globe entier est divisé entre différents cartels nationaux, qui peuvent se permettre de distribuer une petite partie du surprofit colonial aux couches supérieures de la classe ouvrière des métropoles, générant ainsi ce qu’on appellerait aujourd’hui « une classe moyenne » mais aussi une « aristocratie ouvrière ». Ainsi, la bourgeoisie entend intégrer ces ouvriers les mieux rétribués (et qui n’ont de fait plus d’intérêt immédiat à la révolution), les dirigeants syndicaux, les parlementaires et élus de toute sorte sociaux-démocrates (qui sont désormais nombreux) à une politique de compromis entre les classes. Cette influence de la bourgeoisie dans les rangs ouvriers se traduit par le développement d’un courant « révisionniste », dirigé par Bernstein, qui défend la possibilité d’une évolution « pacifique » vers le socialisme à travers les simples luttes syndicales et l’obtention d’une majorité parlementaire. De plus, si la IIe Internationale dénonce le colonialisme lors du congrès de Stuttgart de 1907, un texte rejeté par le congrès mais adopté en commission soutient que « Le Congrès ne condamne pas, en principe et pour tous les temps, toute politique coloniale qui, en régime socialiste, pourra être une œuvre civilisatrice »2. Cette tendance est alors combattue conjointement par Kautsky et Luxemburg, mais il apparaît rapidement à cette dernière et à la gauche du SPD que les « centristes » comme Kautsky, n’adoptent en congrès des résolutions « révolutionnaires » que pour mener eux-mêmes une politique « droitière » le reste du temps.

Une lutte fait rage au sein de la social-démocratie allemande, dans laquelle les « radicaux de gauche » souffrent de fortes divisions internes face au reste de l’appareil et de la direction du SPD. Loin de constituer une fraction organisée à l’échelle nationale (et encore moins internationale !) la gauche révolutionnaire se neutralise par ses divisions au profit de la direction « centriste ». Elle ne parvient donc pas à se préparer à la tempête qui s’annonce au son des trompettes et tambours militaires : c’est dans la guerre et les révolutions que les communistes finiront par se retrouver, à force de tâtonnements.

Avec le passage de la social-démocratie dans le camp impérialiste : une génération militante sans repères

En effet, bien que le développement de la bureaucratie syndicale et politique au sein des partis sociaux-démocrates soit chose connue pour la gauche révolutionnaire, personne ne s’attend à ce que les crédits de guerre soient votés à l’unanimité par la fraction parlementaire du SPD (4 août 1914). Le ralliement brutal des organisations ouvrières à leurs bourgeoisies respectives désarçonne d’autant plus les militants radicaux que celles-ci répétaient leur refus de la guerre et organisaient jusqu’au dernier jour des manifestations contre celle-ci. Les politiques d’union sacrée, la « pause de la lutte de classe », en pleine vague nationaliste démoralise les rangs ouvriers : face à l’appareil militaire de l’État, soutenu par le Parti et les syndicats, comment lutter contre la conscription ? Quand Clara Zetkin et Rosa Luxemburg essaient d’organiser les militants sociaux-démocrates dissidents, une poignée de personnes seulement se présente à leur réunion.

Cette trahison ébranle les socialistes au-delà des frontières allemandes : quand Lénine apprend que le vote des crédits de guerre par les sociaux-démocrates n’est pas un faux, il entre dans une profonde remise en question politique qui va le pousser à rechercher, sur le terrain y compris théorique, les origines des errements politiques de ses propres mentors marxistes passés au chauvinisme.

Minoritaires, les révolutionnaires tissent péniblement les liens nécessaires pour s’opposer à la guerre

Les organisations ouvrières qui refusent la guerre en cours (ou à venir) se trouvent en majorité dans les pays non-alignés (Italie, Balkans, Bulgarie, Roumanie, Espagne, Suisse, etc). Au sein des pays belligérants, seuls les partis serbes et la fraction bolchévique russe ont tenu bon face à la pression nationaliste. Des révolutionnaires comme Plekhanov (fondateur du marxisme en Russie qui a participé à former Lénine et toute une génération) ou Kropotkine (dirigeant anarchiste) ont rallié l’union sacrée. Plus grave encore : non seulement il n’existe pas de lien entre les opposants à la guerre entre les pays belligérants, mais en plus, il n’existe aucun parti structuré et coordonné capable de maintenir une activité parmi les masses, à part en Russie. C’est dans cette situation que Lénine arrive en exil en Suisse en 1914, où il va entamer le travail pour la construction d’une nouvelle internationale capable de répondre à la période qui s’ouvre.

Lénine s’installe en Suisse pendant la guerre et participe à la conférence de Zimmerwald

Lénine ne va en effet pas chômer pendant sa retraite forcée. Il adhère au PSS (Parti socialiste suisse) et à l’Eintracht, association de plus de 1000 membres recoupant plusieurs nationalités de militants étrangers exilés et disposant d’une formidable bibliothèque : il en profite pour prendre contact avec des groupes communistes allemands à Brême, Hambourg et Berlin. Il a aussi l’occasion de rencontrer Paul Levi, camarade de Rosa Luxemburg, qui assure être devenu un « bolchevik » lors de cette période. À travers Levi, débutent des liens avec la nouvelle organisation de Luxemburg qui constitue avec Liebknecht (figure centrale de la lutte antimilitariste) le groupe Die Internationale (devenu rapidement Ligue spartakiste). Mais ces organisations ne sont encore que de petits groupes isolés : c’est du côté des partis italiens et balkaniques que l’opposition à la guerre et à la position majoritaire de la social-démocratie prend forme dans des appareils solidement implantés. Christian Rakovski, que Lénine rencontre à son arrivée en Suisse, est le principal artisan de la constitution de la fédération des Partis sociaux-démocrates balkaniques (à partir des partis serbe, roumain, grec, bulgare) qui prend position contre la guerre et dénonce l’« opportunisme », les « sociaux-patriotes », la « collaboration de classe ». Ces prises de contact sont le fruit d’un long travail à travers une Europe couverte de barbelés, où les révolutionnaires sont censurés, arrêtés ou envoyés sur le front en première ligne (comme Liebknecht, arrêté à la suite d’une manifestation anti-guerre, ou Rakovski dès l’entrée en guerre de la Roumanie). Mais la taupe révolutionnaire continue son œuvre et des milliers de militants enfermés (à l’image de ces deux dirigeants) seront bientôt libérés par les masses en armes.

Rakovski, qui dispose également de liens avec la Vie Ouvrière de Monatte en France, le Parti socialiste suisse et le Parti socialiste italien entreprend de réunir une conférence des socialistes opposés à la guerre à Zimmerwald. Début septembre 1915, 38 délégués (« tenant dans quatre automobiles ») de 19 pays européens (majoritairement non alignés) vont se retrouver pour échanger sur la marche à suivre. Lénine, animateur minoritaire de la « gauche de Zimmerwald », souhaite entraîner les délégués vers la scission avec la droite et les centristes en constituant d’une nouvelle Internationale qui mettrait la révolution à l’ordre du jour pour mettre fin à la guerre. S’il finit par voter le Manifeste de Zimmerwald3, c’est qu’il envisage que cette étape ne peut que renforcer ses positions : « Que ce manifeste fasse un pas en avant vers une véritable lutte contre l’opportunisme, vers la rupture et la séparation d’avec lui, c’est un fait. Nous serions sectaires si nous refusions de faire ce pas en avant ensemble. » En effet, comme il le résume en comptant les huit délégués de la gauche zimmerwaldienne : « Les Hollandais [Pannekoek, Gorter] + nous + les Allemands de gauche + zéro – mais peu importe, après ça ne sera pas zéro mais tout le monde »4. Lénine est convaincu que le développement de la situation mondiale va donner raison à son programme de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. L’arrêt de la guerre ne viendra pas d’une prise de conscience « pacifiste » des dirigeants capitalistes ou de leurs laquais socialistes, ni de la victoire d’un camp bourgeois « progressiste » sur un autre, mais de « l’irruption des masses sur la scène où se règle leur propre destinée » : les intérêts de la révolution priment sur la nation, seule la guerre civile peut mettre fin à la barbarie impérialiste.

« Rétablir l’Internationale » ou « en sortir » ? Quel chemin vers une nouvelle Internationale ?

Encore faut-il qu’un parti puisse vivre et trouver une existence, même réduite, dans les masses : malgré la faiblesse de la gauche zimmerwaldienne, Lénine cherche à organiser l’extrême gauche à l’échelle européenne, l’introduction du journal de la gauche zimmerwaldienne Flugblatt qu’il lance avec Radek explique : « Nous ne sommes que les représentants d’une partie du prolétariat en progression continue. […] mais nos slogans aujourd’hui décriés comme illusoires, seront demain le bien commun du prolétariat révolutionnaire, son porte-drapeau dans les combats à venir »5, malgré l’avortement de la construction d’un regroupement international (Stern)6. Ils polémiquent alors principalement avec la Ligue Spartakus allemande, qui décide en avril 1917 de rejoindre l’USPD (Parti social-démocrate indépendant) dirigé par les centristes Kautsky et Ledebour, formé à la suite de la scission imposée par la direction du SPD face aux refus croissants de participer à la guerre impérialiste dans les milieux ouvriers. De fait, les spartakistes restent avec des sociaux-démocrates, même s’ils se disent « indépendants » ! Les divergences avec Lénine sont importantes : est-il possible de proclamer une nouvelle Internationale alors que l’écrasante majorité des militants ouvriers marchent encore avec le « cadavre puant » de la IIe Internationale ? Sortir de celle-ci ne risque-t-il pas de rendre impossible la reprise en main par la classe ouvrière de son « mouvement-même » en se condamnant à construire des sectes isolées ? Liebknecht insiste : l’Internationale ne sera pas reconstruite « par une douzaine de personnes », mais « par l’action de millions d’hommes ». Pour Spartakus, il faut rester dans le parti pour participer à le revitaliser quand les masses seront prêtes : ce n’est qu’à leur corps défendant qu’ils sont poussés à la scission, pour finalement rejoindre l’USPD.

Pour autant, s’« il était impossible de former d’emblée une organisation de combat à partir des débris de l’ancienne internationale » (Radek, octobre 1915), Zimmerwald (où les spartakistes n’ont envoyé aucun délégué) est la « première pierre de la révolution internationale » : la IIIe internationale est une première fois acclamée lors du discours de Rakovski à Berne en février 1916, et les liens formés pendant la guerre vont prendre une importance décisive suite à la révolution russe de février, puis octobre 1917.

Partout en Europe, l’exemple russe montre la voie

C’est la révolution russe qui va semer les germes de la IIIe internationale. Chez Lénine, comme chez l’ensemble des bolcheviks russes, l’éclatement révolutionnaire de l’Empire tsariste a toujours été pensé en lien avec le reste de la révolution socialiste mondiale (dès octobre 1915 : « La tâche du prolétariat de Russie est de réaliser la révolution bourgeoise démocratique jusqu’au bout, afin de mettre le feu à la révolution socialiste en Europe »7). Comme l’avait annoncé Trotski, l’année 1917 est celle où « le prolétariat européen relève la tête et montre que, sous l’Europe militariste, existe une Europe révolutionnaire » : les grèves générales, mutineries, insurrections éclatent partout.

La révolution russe donne corps aux thèses de la gauche zimmerwaldienne animée par Lénine qui défendait la révolution et la guerre civile comme unique moyen de mettre fin à la barbarie. En Italie, les représentants mencheviques du gouvernement provisoire sont acclamés par des « Vive Lénine » le 13 août à Turin, une grève générale éclate en Espagne entre les 15 et 18 août et les militants libertaires saluent dans leur presse Tierra y Libertad « les frères en idées et en révolution » (novembre 1917) qui ont eu l’audace de réaliser la révolution d’Octobre.

Si celle-ci a d’abord éclaté en Russie, les bolcheviks lient son sort à celui de la révolution mondiale. Ils décident de s’adresser directement aux populations, par-dessus la tête des gouvernements capitalistes, pour mettre fin à la guerre. Ainsi, le 18 novembre 1917, le Conseil des commissaires du peuple, sous la plume de Lénine et Trotski : « Soldats, prolétaires, ouvriers, paysans, voulez-vous faire avec nous le pas décisif vers la paix des peuples ?» Une fois les négociations entamées avec le gouvernement allemand, la délégation bolchevique pose les bases d’une fraternisation entre les troupes et prépare la livraison de matériel de propagande sur le territoire allemand : « Bien que nous soyons en train de négocier avec l’Allemagne, nous parlons toujours la langue de la révolution. » (Trotski, 22 décembre 1917). La retranscription des négociations avec l’état-major (la fin de la « diplomatie secrète »), qui démontrent le caractère impérialiste de la bourgeoisie allemande, participe grandement à agiter la classe ouvrière et la paysannerie d’Europe centrale. L’état-major comprend vite le risque d’une contagion révolutionnaire, rompt les négociations le 21 février 1918 et reprend l’offensive, que l’armée russe en pleine décomposition ne peut combattre : les bolcheviks sont obligés d’accepter les termes du traité de Brest-Litovsk qui consacre temporairement une extension de l’influence de l’impérialisme allemand aux dépends du pouvoir soviétique. Le débat autour de la ratification de ce traité a failli provoquer une scission au sein des bolcheviks. Lénine comprend qu’en l’absence (temporaire) de victoire communiste en Europe, la république soviétique doit survivre le temps nécessaire au développement des outils permettant le renversement des bourgeoisies des métropoles capitalistes. En bref, l’État soviétique doit survivre comme forteresse ouvrière, tout en construisant l’Internationale nécessaire à l’éducation et aux victoires des ouvriers à l’échelle mondiale.

L’accentuation de la lutte pour la scission avec les centristes

Malgré l’offensive allemande et la violence de la paix arrachée à la jeune république soviétique, la bourgeoisie allemande n’a en réalité gagné qu’un faible répit et s’effondre sous l’action des masses révolutionnaires à la fin de l’année 1918, entraînant dans son sillage le reste des Empires centraux.

Pourtant, très vite, les sociaux-démocrates allemands réussissent à reprendre la main et à canaliser (temporairement) la vague des conseils qui renverse l’Empire allemand : les faibles forces spartakistes sont isolées et écrasées en janvier 1919 et ses deux principaux dirigeants assassinés. L’absence de véritable parti communiste se fait sentir : la révolution mondiale nécessite un parti mondial. Cette préoccupation est présente chez Lénine dès le début de la révolution russe, en mettant à l’ordre du jour des « Thèses d’avril » de « Rénover l’Internationale. Prendre l’initiative de la création d’une Internationale révolutionnaire, d’une Internationale contre les social-chauvins et contre le “centre”, de “changer la dénomination du Parti” (de “social-démocrate” à “communiste”). » Pour Lénine, il est urgent de scissionner des sociaux-patriotes et opportunistes, sans quoi les communistes seront pieds et poings liés : « On ne peut tolérer davantage le marais de Zimmerwald. On ne peut rester plus longtemps, à cause des “kautskystes” de Zimmerwald, en demi-liaison avec l’Internationale chauvine des Plekhanov et des Scheidemann. […] C’est précisément à nous, et précisément à l’heure actuelle, qu’il appartient de fonder sans retard une nouvelle Internationale, une Internationale révolutionnaire, prolétarienne ; plus précisément, nous ne devons pas craindre de proclamer hautement qu’elle est déjà fondée et qu’elle agit. C’est l’Internationale des “véritables internationalistes”. […] Ces socialistes sont peu nombreux. Mais que chaque ouvrier russe se demande si, à la veille de la révolution de février-mars 1917, il y avait beaucoup de révolutionnaires conscients en Russie. Ce n’est pas le nombre qui importe mais l’expression fidèle des idées et de la politique du prolétariat révolutionnaire. L’essentiel n’est pas de “proclamer” l’internationalisme ; c’est de savoir être, aux moments les plus difficiles, de véritables internationalistes. »8 Dans cette intervention à l’adresse des bolcheviks, difficile de ne pas voir une réponse aux arguments justifiant le maintien des spartakistes dans le SPD puis l’USPD.

Toute une génération de militants européens fait ses armes révolutionnaires en Russie

La révolution russe, en plus des remous qu’elle a participé à amplifier dans les pays européens, offre d’importantes possibilités d’organisation et de construction en vue de la proclamation d’une nouvelle internationale. En effet, des centaines de milliers de soldats furent emprisonnés par l’Empire tsariste pendant la guerre. Parmi eux, des milliers de sociaux-démocrates qui ont vu de leurs yeux la révolution et sont enthousiasmés par les perspectives bolchevistes. Ces militants vont former de nombreuses sections étrangères du Parti bolchevik de nombreuses nationalités (turque, française, roumaine, bulgare, autrichien, lettonne, finlandaise, yougoslave, tchécoslovaque) qui vont s’organiser en une Fédération des bolcheviks des sections étrangères, dirigée par le communiste hongrois Bela Kun, avant de rejoindre leurs pays soulevés par les vagues révolutionnaires et militer pour la construction de partis communistes.

Lénine défend désormais la tenue d’un congrès décidant l’existence de l’Internationale communiste depuis que les révolutionnaires allemands se sont dotés d’un Parti communiste fin décembre 1918 : « Lorsque la Ligue spartakiste se fut intitulée Parti communiste allemand, alors la fondation de la 3e Internationale, de l’Internationale communiste, véritablement internationale, devient un fait. Formellement, cette fondation n’a pas été consacrée mais en réalité, la 3e Internationale existe, dès à présent. » (26 janvier 1919 : Lettre aux ouvriers d’Europe et d’Amérique).

« Congrès de fondation » ou « conférence communiste » ?

Les délégués du 1er congrès de l’Internationale communiste

Celui-ci se réunit entre le 2 et 6 mars. C’est un petit congrès : nombreux sont les délégués qui n’ont pas réussi à rejoindre la Russie soviétique, isolée par le « cordon sanitaire » de Churchill-Clemenceau, la route vers le congrès n’est pas sûre : « Il faut passer par la Finlande, franchir les terres subarctiques en traîneau, à ski, à pied… avant de rejoindre le territoire soviétique. »9 Malgré les réticences du seul délégué d’un véritable Parti communiste étranger en dehors du Parti bolchevique, le KPD allemand, l’Internationale communiste est votée à l’unanimité (avec l’abstention du délégué allemand).

La révolution s’étend, l’influence de l’Internationale communiste aussi

Davantage un « symbole », un drapeau planté dans le sol prolétarien, que la fondation du parti mondial tant espéré, cet acte de fondation ravive les enthousiasmes à travers l’Europe. En quelques mois, nombreuses sont les organisations qui choisissent d’y adhérer. Le Parti socialiste italien rejoint l’Internationale communiste le 18 mars 1919, suivi des Norvégiens le 8 avril, et du nouveau parti yougoslave, des partis bulgare, polonais, ukrainien borotbiste (communistes non bolcheviques partisans d’une indépendance plus rapide de l’Ukraine), grec, américain, suisse et mexicain.

De plus, la prise de pouvoir des soviets pèse de tout son poids sur les courants anarchistes et libertaires dont beaucoup se réconcilient avec le marxisme révolutionnaire : le congrès de la CNT espagnole, forte de 714 000 syndiqués décide d’adhérer provisoirement à l’IC en décembre 1918 tandis que le PSOE (Parti socialiste ouvrier d’Espagne) refuse, malgré la volonté des jeunesses.

Pendant ce temps, les conseils semblent conquérir l’Europe : la république des Conseils de Bavière est proclamée le 6 avril (les communistes en prennent la tête le 13), la commune Hongroise mène la guerre aux Alliés pendant 143 jours, l’Armée rouge repousse l’offensive franco-polonaise et marche vers Varsovie, tandis que les syndicats européens organisent grèves et blocages sous le mot d’ordre « Bas les pattes devant la Russie ! ». Les masses ouvrières, en pleine ébullition, poussent leurs organisations à quitter la IIe Internationale pour rejoindre sa concurrente, au grand dam de certains dirigeants centristes obligés de suivre le mouvement.

Les nouveaux débats du second congrès

Des délégués du deuxième congrès de l’Internationale communiste, en été 1920

La graine plantée en mars 1919 a bien poussé. La crainte de Rosa Luxemburg, qu’une scission prématurée de la social-démocratie condamne les communistes à une existence de secte, ne s’est pas réalisée. Lors du deuxième congrès de l’été 1920, avec ses 217 délégués provenant de 60 organisations réparties dans 37 pays, l’Internationale communiste n’est plus un symbole, mais une force, implantée dans la classe ouvrière par de puissants partis de masse.

Mais les problèmes ne font que commencer et les débats traversant le congrès s’en font les échos. Premièrement, tous les délégués issus du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme ne sont pas convaincus de la nécessité d’un parti, qu’ils assimilent à la social-démocratie pourrissante.

Celle-ci pense d’ailleurs s’être trouvé une place douillette dans l’IC, dont l’adhésion permettrait de se redorer le blason à peu de frais. Les délégations italienne, indépendant allemand, français et britannique du Parti travailliste indépendant sont en effet composées de dirigeants « centristes » aux mœurs plus ou moins (mais surtout moins) communistes. Habitués au fonctionnement antérieur de la Seconde Internationale, où l’autonomie nationale permettrait « de poursuivre leur ancienne orientation opportuniste ou centriste », ils imaginent n’avoir pour devoir que d’« envoyer, une fois tous les 15 jours, par exemple, une carte postale avec une jolie vue ou un paysage » (Modigliani, député réformiste du PSI). L’adoption des « 21 conditions » vise à garantir que les sections de l’Internationale communiste soient effectivement dirigées par le congrès de celle-ci selon les intérêts de la révolution mondiale (et non nationale). L’échec de la commune Hongroise (où les communistes ont effectué une fusion organisationnelle avec les sociaux-démocrates, à la stupeur de Lénine10) sonne comme un rude avertissement.

Une fois la scission effectuée, tout reste à faire

Mais les communistes sont convaincus qu’il ne suffit pas d’avoir des organisations strictement « communistes » pour espérer conduire une révolution jusqu’à la victoire : il faut que celle-ci soit capable de « conquérir les masses ». Dans cette optique, Lénine distribue sa brochure, Le gauchisme, la maladie infantile du communisme, à l’ensemble des délégués où il cherche à polémiquer avec une fraction importante de l’Internationale, convaincue que la participation aux élections ou aux syndicats réformistes ne peut que renforcer le capitalisme, alors qu’il faudrait l’abattre ! Au risque d’isoler les jeunes partis communistes des masses qui ne sont pas encore prêtes à rejoindre leurs rangs mais qui sont honnêtement révoltées par leurs conditions de vie et le régime capitaliste. En Allemagne, le refus de certains dirigeants communistes de lutter avec le reste des ouvriers sociaux-démocrates contre le putsch militaire de Kapp et l’opposition de la gauche du KPD démontre la persistance de ce courant à l’échelle internationale.

Traduire le bolchevisme dans le langage de tous les peuples

« Le camarade Lénine nettoie la Terre de ses saletés superflues », affiche soviétique des années 1920

Les quatre premiers congrès de l’Internationale communiste ont constitué une source impressionnante d’élaboration politique sous l’influence des bolcheviks (et de Lénine), en lien avec le pouls de la classe ouvrière internationale et des peuples colonisés grâce aux nombreuses sections de l’Internationale, agissant comme de précis appareils de mesure. Les bolcheviks ont en effet une place spéciale dans cette internationale : issue du meilleur de la social-démocratie, ils n’ont pas été influencés par une aristocratie ouvrière inexistante en Russie, où l’absence de droits démocratiques nécessitait une clandestinité rigoureuse. Ces militants ont vécu trois révolutions (1905, février puis octobre 1917), contrairement au reste des militants européens qui se retrouvent jetés dans le feu de l’action, en pleine guerre mondiale. Ils ont vécu dans cet Empire tsariste où d’innombrables peuples colonisés sont soumis à l’oppression par le chauvinisme grand-russe. Ces conditions particulières, d’une Russie impérialiste mais soumise à un « développement inégal et combiné » (Trotski) trouvent leur expression dans l’histoire du parti bolchevique et de ses dirigeants.

« Lénine était non point un élément fortuit de l’évolution historique, mais un produit de tout le passé de l’histoire russe. » a dit Trotski11, pour expliquer son rôle en avril 1917. Cette affirmation est à prendre au sérieux pour comprendre le processus de fondation de l’Internationale communiste. En luttant fraternellement mais fermement au sein de l’Internationale communiste (ce « parti mondial de la révolution ») comme il avait milité avec ardeur dans le parti bolchevique, Lénine « [éduquait] le parti, [et] s’y éduquait lui-même ». Cette formation continue de la direction de l’Internationale ne pourra malheureusement pas arriver à terme : la dégénérescence stalinienne allait décapiter ce qu’il restait de cet « anneau de la chaîne historique » que constituaient les vieux bolcheviks russes après la mort de Lénine, la fine-fleur des révolutionnaires allemands ayant déjà été assassinée par la social-démocratie.

Stefan Ino

 

 


 

 

1  Trotski, L’Internationale communiste après Lénine, éd. PUF, 1969

2  Histoire de l’Internationale communiste, 1919-1943, Pierre Frank, La Brèche, 1979, p. 100.

3  Rakovsky, ou la Révolution dans tous les pays, Pierre Broué, Fayard, 1996, p.111

4  Lettre à Radek du 19 juin 1915, Lénine.

5  Cité dans Karl Radek (1885-1939), une biographie politique, Jean-François Fayet, Smolny, 2023, p.161.

6  Histoire de l’Internationale Communiste 1919-1943, Pierre Broué, Fayard, 1997, p.25.

7  « Plusieurs thèses ». Lénine, Sozial-Demokrat, no 47, 13 octobre 1915

8  « Les tâches du prolétariat dans notre révolution », Lénine, avril-mai 1917

9  R. Rosenstone, John Reed, 1982, p. 556

10  Salut par radio au gouvernement de la République des conseils hongroise, Lénine, 22 et 23 mars 1919

11  Histoire de la révolution russe, Tome I, Chapitre XVI « Le réarmement du Parti », Léon Trotski, 1930