Nouveau Parti anticapitaliste

Nos vies valent plus que leurs profits

L’Établi, film de Mathias Gokalp

117 minutes, en salle

Une immersion dans une bagarre ouvrière !

Au sortir de la salle, un sentiment ambigu traversera ceux qui, comme moi, ont découvert un bout de la condition ouvrière par l’entremise du livre de témoignage de Robert Linhart : réjouissance de voir une adaptation qui projette le spectateur dans l’aventure collective des débrayages des ouvriers de Citroën ; mais frustration aussi devant la « liberté artistique » prise qui trahit quelque peu le message du livre qu’elle transpose.

Linhart est l’un de ces intellectuels d’obédience maoïste qui, dans la foulée de mai 1968, s’embauchèrent à l’usine « jusqu’à s’en faire virer ». Il s’agit de préparer la révolution à venir, celle qu’annonçait, pariaient-ils alors, le vaste mouvement de mai 1968. Conscients que leur culture et leur connaissance du marxisme ne pouvaient être utiles que mise au service des classes populaires, ces militants « s’établirent » dans les usines pendant d’autres s’immergèrent dans la paysannerie ou en Chine. L’établi a fait date par ses qualités de description (les scènes de lecture du livre sont d’ailleurs les meilleures du film) et l’intensité de l’expérience qui y est racontée, bien plus que par la politique de ces militants maoïstes.

Dans l’usine, Linhart, qu’interprète sobrement et efficacement Swann Arlaud, se heurte d’abord aux obstacles qui se dressent entre les exploités et leur propre force collective… Division raciale du travail, désir de fuir l’usine détestée, situations particulièrement précaires des étrangers ou femmes seules, terreur de l’encadrement… La subordination à la maîtrise qui a tout pouvoir sur les travailleurs en poste, est particulièrement bien rendue par des prises serrées. Mais ce que les injustices courantes que cherche vainement à dénoncer Linhart échouent à provoquer, l’arrogance patronale y parvient. Le patronat veut se venger de la grève de mai 1968 à laquelle les travailleurs de Citroën ont eux aussi participé. Les accords de Grenelle entre syndicats et patronat, conçus pour mettre fin au conflit, prévoyaient le paiement des jours de grève. Ce sont ces jours qu’en février 1969 les dirigeants de Citroën veulent « rattraper », c’est-à-dire faire payer aux salariés. Mais ils vont tomber sur un os.

Bravant la résignation, les travailleurs se mobilisent. Réunis en comités après la journée de travail, ils décident de débrayer à 17 heures 15, heure de la fin de la journée de travail, avant les rattrapages. L’atmosphère d’angoisse qui entoure les premiers à se lancer est particulièrement poignante, le tumulte occasionné par l’arrêt de l’activité aussi. La déferlante grossira à mesure que les débrayages avanceront. Bientôt on chante un chant ouvrier en italien.

Hors de l’usine, le film est moins bon. La réalisation accuse à outrance le contraste entre l’origine petite-bourgeoise de Linhart (qui est normalien et agrégé de philosophie) et celle, prolétarienne, de ses camarades. Il doit essuyer des insultes à ce sujet alors que ce qu’il rapporte lui-même dans son livre est plutôt la stupéfaction des ouvriers lorsqu’ils l’apprennent. L’accent mis sur la vie familiale de Linhart ramène le spectateur dans les sentiers battus de la petite bourgeoisie, d’où l’écrit original nous évadait. La fin est particulièrement traîtresse. Après avoir démissionné de l’entreprise où, malgré le soutien de l’un des ouvriers, Linhart comprend qu’il n’a pas sa place, on le voit délivrer en costume une leçon sur Hegel à des étudiants proprets, comme si les idées révolutionnaires étaient condamnées à ne pouvoir se développer que sur les bancs de l’université. En réalité, Linhart s’accrocha à son boulot jusqu’au licenciement comme il s’y était engagé. Traumatisé, il devint bientôt mutique.

La conclusion apparaît en filigrane : la classe ouvrière et le marxisme révolutionnaire font deux. Rien n’est plus faux. L’anticipation d’une révolution imminente, où il suffirait d’être, à une poignée, l’étincelle pour mettre le feu à la plaine et les illusions sur la Chine sont les causes de l’abandon de toute une génération se réclamant du maoïsme. D’autres militants révolutionnaires continuent, non pour un passage éclair à l’usine mais pour y implanter les idées révolutionnaires. Leur persistance et leur audience, même si elle est mince, témoignent du fait que la poursuite de ce combat est une affaire de boussole politique. Le film est l’occasion de discuter de tout cela.

Louis Dracon