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L’Ukraine broyée par les rivalités impérialistes et le parasitisme du grand capital

La population de l’Ukraine a diminué dramatiquement en deux ans, passant de 41 millions à moins de 34 millions. Aux centaines de milliers de victimes de la guerre – militaires, conscrits et civils morts ou blessés – s’ajoutent près de 6 millions de réfugiés, dont 80 % de femmes, qui ont quitté leur pays. Le sort de ceux qui restent, les hommes mobilisables et toutes ces familles ouvrières qui n’ont pas les moyens de l’exode, n’est guère plus enviable. Les crimes de guerre de l’armée de Poutine ont été nombreux – comme de toute armée d’occupation qui terrorise pour contrôler les territoires conquis.

Une guerre sans fin

Ce martyre ukrainien n’a pas commencé il y a deux ans. La guerre fait rage au Donbass depuis 2014, guerre civile meurtrière de haute intensité dans laquelle, là aussi, la responsabilité de Poutine et de l’impérialisme russe est très lourde – ce qui n’exonère pas un État ukrainien aux mains de clans capitalistes (« oligarques » selon le terme consacré lorsqu’il s’agit de l’ex-URSS) et otage consentant des manœuvres de l’Otan. Bien que les accords de Minsk aient été ratifiés en 2015 par la Russie et l’Ukraine sous le patronage de la France et de l’Allemagne, ils n’ont jamais été mis en œuvre, du fait d’une surenchère nationaliste en Ukraine, encouragée par l’impérialisme américain, qui a donné à Poutine le prétexte pour sa guerre d’annexion à plus grande échelle.

Les lignes de front n’ont que peu évolué depuis le printemps 2022. Les troupes russes contrôlent 18 % du territoire ukrainien, en y incluant la Crimée. L’« opération militaire spéciale », suivant l’euphémisme de Poutine, est devenue une sale guerre de tranchées où le front est un no man’s land de villes en ruines et de champs de mines, long de centaines de kilomètres. Le gouvernement ukrainien fait régner l’omerta sur le nombre de victimes tombées au front. Les États-Unis ont livré leur estimation en juin dernier : 70 000 côté ukrainien et 300 000 côté russe. La Russie parle de 215 000 soldats ukrainiens « neutralisés ». La propagande bat son plein des deux côtés, mais les chiffres sont dramatiquement élevés.

Depuis l’échec de la contre-offensive ukrainienne l’été dernier, les états-majors se projettent dans une guerre sans fin : Poutine compte sur les fruits de son économie de guerre pour 2025 et le gouvernement ukrainien a abandonné l’idée d’une offensive de printemps pour cette année, faute de moyens pour l’emporter.

Une conscription de classe

De quoi faire apparaître les premières fissures dans l’union nationale que l’invasion russe avait suscitée en Ukraine. Finies les files d’attente devant les bureaux de recrutement de l’armée, les enrôleurs traquent leurs proies et les enlèvent en pleine rue comme des gangsters – vidéos virales sur les réseaux. Des mères manifestent chaque semaine dans les grandes villes pour exiger le retour de leurs fils, au front parfois depuis deux ans.

En conséquence de ce mécontentement en bas, Zelensky est contesté par des rivaux qui partagent pourtant totalement sa politique. Comme le chef d’état-major Zaloujny, pressenti comme futur présidentiable, limogé au début du mois et remplacé par le général Syrsky, que les soldats surnomment le « boucher de Bakhmout » en référence à la défense sanglante et vaine de cette ville du Donbass, disputée au prix de milliers de vies bien après qu’elle est devenue un champ de ruines. Un nouveau commandement qui ne va certainement pas raviver les vocations ! La colère est assez profonde pour qu’elle se traduise au Parlement, où l’opportunisme des oppositions de façade à Zelensky les pousse à bloquer pour l’instant une loi destinée à recruter 500 000 hommes pour le front, qui simplifie administrativement la conscription et en abaisse l’âge de 27 à 25 ans.

Pendant la guerre, la lutte des classes continue

Il ne semble pas que le pacifisme ait gagné les Ukrainiens – les bombardements réguliers de l’armée russe et la terreur qu’elle fait régner dans les territoires occupés n’inspirent pas la volonté de tendre l’autre joue. Mais peut-être le sentiment que ce n’est pas toujours aux mêmes de payer de leur vie, ceux qui n’ont ni richesse ni passe-droit. Car la lutte de classe ne marque pas de pause pendant la guerre, bien au contraire elle s’intensifie.

Pendant que les plus pauvres des classes d’âge entre 27 et 50 ans crèvent dans les tranchées ou en ressortent amputés et handicapés à vie, la haute intelligentsia des villes se presse dans les restaurants et voyage à l’étranger. Les grands capitalistes s’enrichissent à toute vitesse comme le précédent président, Porochenko, surnommé le « roi du chocolat » après avoir fait fortune dans la confiserie à la chute de l’URSS, ou Yuriy Kosiuk, le « roi du poulet » qui a été le premier bénéficiaire de l’annulation des droits de douane sur les produits agricoles ukrainiens à la frontière de l’Union européenne décidée dès la fin février 2022. Ce patron de choc fait régner la terreur en tabassant les travailleurs trop remuants dans ses fermes industrielles. Il a profité de l’appauvrissement des Ukrainiens dans les années 2000 qui, devenus incapables de se payer du cochon, se sont rabattus sur le poulet.

Oui, accumulation de richesses à un pôle égale accumulation de pauvreté au pôle opposé : l’Ukraine est l’ex-république soviétique qui a vu le plus régresser à la fois la production et le niveau de vie après la chute de l’URSS, au point d’avoir été ramenée, en un peu plus de vingt ans, à un stade de sous-développement plus proche des pays du Sud que du continent européen.

Le capitalisme a rongé l’Ukraine

Cette décomposition sociale n’a profité qu’à une toute petite minorité d’oligarques devenus grands bourgeois. Les crises politiques qu’elle a engendrées, qui ont culminé dans des mobilisations de rue en 2004 et en 2014 place Maïdan, n’ont jamais permis que de changer le clan capitaliste au pouvoir. Pour régner sur une population qu’ils saignaient à blanc, ces « oligarques » se sont appuyés, au gré de leurs affaires et des opportunités, soit sur la Russie voisine, soit sur les impérialismes occidentaux. Certains présidents ont été capables de changer de parrain au cours d’un mandat !

C’est le cas de Ianoukovitch, élu en 2010 sur la promesse d’un rapprochement avec l’Occident, qui avait finalement tourné ses espoirs vers la Russie après que l’Union européenne lui a présenté la facture de l’adhésion (élevée pour les couches populaires mais surtout trop élevée pour son clan capitaliste). Son allégeance à Poutine, dont le pouvoir autocratique et les expéditions guerrières laissaient déjà présager le pire pour l’Ukraine, a révolté une fraction importante de la population : Ianoukovitch a été renversé par la révolte de Maïdan en 2014 et remplacé par Porochenko, le « roi du chocolat » déjà cité, qui a fait inscrire dans la Constitution la volonté de l’Ukraine d’adhérer à l’Union européenne et à l’Otan.

Cette perspective n’a pas non plus convaincu les Ukrainiens, au-delà d’une mince couche de la petite bourgeoisie urbaine – avocats, architectes, professions culturelles, connectées et internationalisées qui voyaient plus d’opportunités vers la riche Europe que du côté de la Russie. Les classes populaires, non seulement la classe ouvrière des anciennes industries soviétiques d’État de l’est du pays, mais aussi les travailleurs de l’ouest, n’ont jamais soutenu ce projet – bien que, de toute façon, personne ne leur ait demandé leur avis. L’adhésion à l’Otan apparaissait non pas comme une protection mais comme une provocation de la puissance militaire russe. Les conditions de l’adhésion à l’Union européenne, comme les conditions des différents plans d’ajustement structurel du FMI étaient, quant à elles, des attaques directes contre le niveau de vie des travailleurs des secteurs public et privé, et retraités.

Le chauvinisme antirusse contre le peuple ukrainien

Faute de gagner les cœurs ou les esprits de larges couches de la population, le tropisme pro-occidental du clan de Porochenko s’est traduit par une fuite en avant nationaliste. Les autorités ont lancé une campagne de « dérussification » doublée de la « décommunisation » : l’effacement et l’interdiction des références au passé soviétique de l’Ukraine. Pour garder quoi, dans un pays qui s’est constitué politiquement en tant que nation dans la révolution bolchévique et son adhésion à l’URSS ? Où l’on parlait autant russe qu’ukrainien dans les familles, dans la presse et à l’école, il y a à peine dix ans ? Cette prétendue « décolonisation » est un chauvinisme antirusse encouragé d’en haut par des politiques qui n’ont aucune perspective à offrir au peuple ukrainien, et encore moins aux classes populaires.

Lénine reconnaissait déjà l’existence d’une nation ukrainienne, à laquelle les bolchéviks ont accordé l’indépendance au sein de l’Union soviétique. Depuis la chute de l’URSS et l’indépendance de l’Ukraine, le caractère national de l’Ukraine s’est encore affirmé, mais justement en opposition à toute tentative d’en faire une semi-colonie russe ou une semi-colonie occidentale. L’indépendance réelle de l’Ukraine ne pourra se faire que sur la base d’une rupture avec tous les impérialistes, par une révolution socialiste qui certainement dépassera les frontières du pays.

Le rejet massif de Porochenko et de sa politique a porté Zelensky au pouvoir en 2019, avec 73 % des suffrages au second tour. Soutenu lui aussi par un oligarque, Kolomoïsky, il prétendait pourtant en finir avec cette propagande xénophobe qui divisait le pays et avec la guerre dans le Donbass. Mais, après quelques mois, le populiste Zelensky, dans l’impasse politique car soumis aux intérêts des grands capitalistes, a repris la rhétorique de Porochenko.

Ceux qui agitent la « dérussification » de l’Ukraine ne défendent pas l’indépendance de la nation ukrainienne ou le droit du peuple ukrainien à disposer de son sort. Ils cherchent au contraire à enchaîner l’Ukraine à un autre maître, l’impérialisme occidental. Non pas seulement à en faire une dépendance économique (c’est déjà le cas par beaucoup d’aspects), mais aussi une tête de pont militaire. Cette politique préparait déjà à faire de l’Ukraine le théâtre des conflits entre impérialismes russe et occidentaux.

Une guerre de libération nationale ?

C’est Poutine qui a pris l’initiative de cette sale guerre à grande échelle. L’invasion a creusé un fossé de sang entre les deux peuples qui avaient une histoire et des vies personnelles pourtant étroitement mêlées, et a semblé justifier a posteriori les campagnes antirusses. Rien que cela suffirait à affirmer : « À bas l’occupation militaire : troupes russes hors d’Ukraine ! »

Zelensky et l’armée ukrainienne, entièrement financée par l’Otan, se présentent comme les défenseurs du nationalisme ukrainien. Ils s’appuient en réalité sur le grand capital occidental, sur les couches privilégiées de la bourgeoisie ukrainienne qui voient plus d’opportunités avec l’Ouest qu’avec la Russie, et sur quelques « oligarques » qui oscillent entre le camp « pro-russe » et le camp « pro-occidental » au gré de leurs affaires. Toutes les tendances de cette politique à l’œuvre au moins depuis 2014 se sont accélérées depuis l’invasion russe de février 2022 : leur défense de la « patrie » ukrainienne est d’autant plus étroitement xénophobe antirusse qu’il s’agit de masquer le fait que leur projet ne peut faire de l’Ukraine qu’une dépendance de l’impérialisme occidental.

La guerre a été l’occasion d’accélérer la destruction des droits sociaux. Dès le printemps 2022, Zelensky a fait adopter un paquet de mesures pour suspendre tout accord collectif dans 70 % des lieux de travail. Tout le coût de la guerre et de la mobilisation est supporté par une exploitation accrue de la classe ouvrière. Temps de travail, salaires, congés, tout a volé en éclat !

Le gouvernement ukrainien est totalement dépendant des impérialismes occidentaux pour les livraisons d’armes : pas d’économie de guerre en Ukraine au sens d’explosion de la production nationale qu’on connaît en Russie, il s’agit avant tout d’enrichir les marchands de canons américains et européens. Mais c’est en fait toute la politique du gouvernement ukrainien qui est dictée par l’Otan, le G7, le FMI, l’Union européenne. Les « conférences pour la reconstruction » qui réunissent régulièrement le gotha de la finance pendant que la guerre bat son plein montrent comment les vautours comptent dépecer l’Ukraine, même si elle l’emportait sur les armées russes.

« Troupes russes hors d’Ukraine ! » avec les méthodes du peuple en armes, pas celles des exploiteurs capitalistes et profiteurs de guerre

L’impérialisme russe a entraîné les Ukrainiens dans la guerre. L’armée ukrainienne, aux ordres des oligarques et sous perfusion de l’Otan, est incapable d’y mettre fin et, même si elle y parvenait, le régime qu’elle mettrait en place aggraverait l’exploitation des travailleurs et des pauvres.

En l’état, un « accord de paix » ou de « cessez-le-feu » qui serait négocié entre l’impérialisme russe et l’impérialisme occidental le serait sur les dos des peuples, avant tout du peuple ukrainien. Dans l’est et le sud du pays, aucune décision libre des peuples du Donbass ou de Crimée ne pourra advenir sous occupation de l’armée russe de l’autocrate Poutine ou sous les bombardements de l’armée ukrainienne ultra-nationaliste.

Les classes populaires ukrainiennes, entraînées malgré elles dans la guerre par l’invasion russe, ont des intérêts politiques propres à défendre, opposés à l’union nationale de Zelensky derrière le grand capital ukrainien et occidental. Les armes de l’Otan, distribuées avec parcimonie pour faire durer la guerre et affaiblir le rival impérialiste russe sans toutefois encourager des révoltes populaires qui pourraient le renverser, sont entre les mains des travailleurs ukrainiens sous l’uniforme encadrés par l’état-major capitaliste de Zelensky. Quelle force cette classe ouvrière pourrait représenter si elle se battait pour ses propres intérêts, non pas au nom du chauvinisme antirusse mais de la fraternisation avec les classes populaires de Russie contre le régime de Poutine ? Non pas pour que l’Ukraine rejoigne le camp impérialiste occidental, principal responsable de la misère et des guerres sur toute la planète, mais pour que les travailleurs d’Ukraine chassent leurs exploiteurs fauteurs de guerre et s’assurent ainsi la solidarité active des travailleurs du monde, à commencer par ceux d’Europe ?

Il y a deux ans, Poutine a plongé la région dans une guerre qui menace de s’étendre du fait des manœuvres de l’Otan. Il justifiait l’invasion en prétendant réparer « l’erreur de Lénine » d’avoir milité pour l’indépendance de la République soviétique d’Ukraine. En convoquant le spectre du bolchévisme, il prend le risque de rappeler comment la révolution socialiste a mis fin à la Première Guerre mondiale. Un siècle après, c’est toujours la seule voie.

Raphaël Preston

 


Dossier : Deux ans de guerre en Ukraine

 

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