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L’industrialisation de l’agriculture : une histoire de lutte des classes

La mobilisation actuelle des agriculteurs rappelle que la campagne est elle aussi traversée par les rapports de classes, avec d’un côté une masse d’agriculteurs qui peinent à vivre de leur travail, et de l’autre des grands propriétaires qui défendent leurs intérêts propres en prétendant parler pour tout le monde. De nombreux travailleurs dans les usines se sentent solidaires de la lutte des premiers. Et à juste titre, car le monde agricole, même s’il est composé en grande partie de petits propriétaires, subit tout autant l’exploitation et les bouleversements imposés par le système capitaliste. Et en 200 ans de révolutions industrielles, les luttes paysannes et le mouvement ouvrier ont eu de nombreuses occasions de croiser leur chemin.

L’exode rural

Le développement du capitalisme et la révolution industrielle ont signé le déclin du monde agricole, d’abord dans les pays avancés, et depuis trente ans sur l’ensemble de la planète.

En 1866, la France comptait 5,9 millions d’exploitants agricoles, épaulés par 3,4 millions d’ouvriers et domestiques agricoles. Cent cinquante ans plus tard, il ne subsiste plus que 420 000 exploitants et 310 000 ouvriers agricoles. Et cette décroissance est sous-estimée par la non prise en compte du travail des femmes et enfants d’agriculteurs, qui travaillaient à temps plein ou presque sur les exploitations au 19e siècle et qui soit ne travaillent plus sur l’exploitation ou à la marge, soit sont reconnues comme aidants familiaux (bien que pas toujours).

Ce sont d’abord les ouvriers et domestiques agricoles, les moins liés à la terre, qui quittent les campagnes. Lors des débuts de l’industrialisation, les ouvriers agricoles migrent au fil des saisons, se rendant l’hiver dans les villes ou sur les chantiers du chemin de fer pour compléter leurs revenus, retournant dans les champs en été. Puis des entreprises industrielles, notamment filatures et usines métallurgiques, et les mines, ouvrent à la campagne, là où se trouvent charbon et minerais. Ces paysans-ouvriers restent alors de plus en plus souvent à l’usine toute l’année et finissent par devenir ouvriers à part entière.

Les chefs d’exploitation étaient alors de vrais petits patrons, pas extrêmement riches, mais vivant au-dessus de la condition moyenne en exploitant quelques ouvriers permanents ou occasionnels, et domestiques, à l’image d’Owen, jeune Galois salement exploité par le fermier du coin dans Les Compagnons de la Charte, de Geoffrey Tease, et qui s’enfuit vers la ville pour échapper à cette oppression.

Avec le départ des ouvriers agricoles, les exploitations sont de plus en plus souvent gérées par le seul chef d’exploitation et sa famille, ce qui oblige les paysans à se moderniser. Les techniques agricoles font alors un bond en avant. La faucheuse-lieuse se répand à la fin du siècle, remplaçant le travail de quatre ouvriers. L’accès à la propriété s’améliore aussi, les paysans possèdent de plus en plus au moins une partie de la terre qu’ils exploitent. Les conditions de vie à la campagne progressent. Si bien que les paysans consomment de plus en plus de produits venus de la ville et de l’industrie, réduisant l’autoconsommation. Cela favorise le développement d’une petite bourgeoisie commerçante et artisanale dans les campagnes : des épiciers et boulangers s’installent dans les villages. D’autant plus que les campagnes sont désenclavées par l’amélioration des routes et l’arrivée du chemin de fer. La modernité pénètre les campagnes, loin de l’image caricaturale du paysan bourru et ignorant, parfois transmis par la littérature.

Les paysans s’insèrent dans les réseaux commerciaux, indispensables pour nourrir les villes. Les Halles de Paris sont construites sous le Second Empire et y attirent déjà une foule de paysans, de vendeurs en gros de fruits et légumes, mais aussi de badauds et de noctambules de la bourgeoisie parisienne. Il s’agit de réduire l’insalubrité générée par le développement anarchique des étals. Dès 1863, les fondations sont creusées en profondeur pour accueillir une ligne de chemin de fer souterraine reliant les différentes gares parisiennes. Un projet visionnaire qui ne se concrétisera qu’un siècle plus tard, avec les RER A et B, mais le marché des Halles aura alors déjà été transféré à Rungis.

Dans les campagnes, les conflits ne portent pas que sur les urinoirs comme à Clochemerle. Elles sont traversées par deux oppositions de classe : entre ouvriers agricoles et chefs d’exploitation d’une part, entre paysans et grands propriétaires d’autre part. Dans le Cher, les bûcherons forment des syndicats dès la fin du 19e siècle, contribuant à y implanter les idées socialistes. Dans l’Yonne, sous la monarchie de Juillet, les rapports de gendarmerie décrivent une « guérilla » des paysans contre les propriétaires, à coups de feux de forêt : les exploitations forestières y sont alors très rentables du fait de la proximité de Paris, dont les besoins en bois pour le chauffage et la construction sont importants. Les propriétaires défendent férocement leurs forêts contre leur utilisation par les paysans. Les gendarmes racontent : « Le refus des propriétaires de laisser pâturer leurs bestiaux dans les dits bois et d’y laisser ramasser du bois sec, paraît être la cause de ces incendies. » Des affrontements ont lieu avec les gardes forestiers et plusieurs sont assassinés. Des mobilisations d’ouvriers agricoles et de métayers émaillent l’actualité, comme celle des gemmeurs des Landes qui font grève en 1906 et 1907 pour des hausses de salaire.

Avec le déclin du salariat agricole et l’accès à la propriété facilité par l’exode rural, ces conflits vont néanmoins s’effacer. De plus en plus, les conflits opposent les paysans petits propriétaires aux forces d’un capitalisme montant, qui rend les petites exploitations de moins en moins viables. Un combat qui ne les oppose plus aux grands propriétaires, mais aux forces invisibles du développement historique, personnifiées dans l’État et les politiques publiques.

Après la Première Guerre mondiale : syndicalisme ou fascisme vert

Le nombre d’exploitations, et donc de chefs d’exploitation, se réduit à partir du début du 20e siècle. La Première Guerre mondiale en est un coup d’accélérateur. Dans le nord et l’est de la France, les paysans retrouvent leurs champs dévastés, certains minés ou remplis de cadavres. Nombre de paysans sont morts à la guerre et les « gueules cassées » ne peuvent plus gérer eux-mêmes leur exploitation. Beaucoup migrent vers les villes. À cette occasion, le PCF trouve un fort écho dans les campagnes, gagnées par l’antimilitarisme. Renaud Jean, député communiste en 1921, mène l’activité du PC en direction des paysans, revendiquant la terre pour ceux qui la travaillent. Quelques maires PC sont élus dans les campagnes en Bretagne, dans le Limousin ou l’Allier, même si le mouvement ne sera pas aussi fort qu’en Italie ou en Espagne.

Avec l’inflation rapide en 1919-1920, les petites exploitations ne permettent plus de vivre. Les fils de paysans préfèrent partir pour la ville, y trouver un meilleur salaire et la journée de huit heures nouvellement gagnée dans les usines (bien que finalement peu appliquée). En 1920, l’État crée l’Office national du crédit agricole, pour concentrer les succursales du Crédit agricole déjà existantes et pousser à la modernisation des exploitations. Les paysans achètent à crédit des machines neuves et utilisent des engrais, ils agrandissent leur exploitation. Les terres sont moins souvent divisées entre les fils. En 1936, on compte déjà 700 000 agriculteurs et 500 000 agricultrices de moins qu’avant-guerre. La chute de la natalité pendant la guerre, qui repart à un niveau moindre ensuite, contribue aussi à vider les campagnes.

Dans l’entre-deux-guerres, l’électrification progresse rapidement. En 1919, 17 % des communes rurales sont électrifiées, elles seront 83 % en 19321. La mécanisation ne progresse cependant que lentement dans les années 1920. En 1929, il y a 420 000 moissonneuses-lieuses et seulement 100 moissonneuses-batteuses en France, tirées généralement par la force animale. Les campagnes ne comptent que 27 000 tracteurs. La production stagne, alors que les prix agricoles s’effondrent dans la crise des années 1930. En 1929, il reste 3,8 millions d’exploitations, contre 5,7 millions en 1892. La moitié fait moins de 10 hectares2. Seules 114 000 exploitations dépassent 50 hectares, surface permettant de dégager un profit capitaliste, mais celles-ci représentent déjà près d’un tiers des surfaces cultivées.

Dans les années 1930, les paysans s’appauvrissent rapidement avec la crise et la chute des prix, ce qui provoque une politisation et une remontée de la contestation. En 1933, le préfet d’Eure-et-Loir est pris en otage par des paysans qui revendiquent, selon un paysan de l’époque, « moins d’impôts, le prix du blé, les écoles d’agriculture et toutes sortes de machins »3. Mais les perspectives sont parfois confuses, et marquées à droite. Les organisations agraristes gagnent du terrain sur un discours antiparlementaire, critique du capitalisme… mais fortement corporatiste. La Société des agriculteurs de France (SAF), créée sous le Second Empire, d’inspiration catholique et anti-républicaine, a progressivement développé un environnement corporatiste, de la mutuelle d’assurance Groupama à la Mutualité sociale agricole (MSA), qui permettent d’encadrer la paysannerie. Son nombre d’adhérents s’accroît fortement dans les années 1930, tout comme ceux de l’Union nationale des syndicats agricoles (Unsa), fondée en 1934 et qui revendique 1,2 million d’adhérents en 1937. L’Unsa prétend atténuer pour les paysans les effets du capitalisme. Elle participe au Front paysan, opposé au Front populaire, avec le Parti agraire et paysan français (PAPF) et les Comités de défense paysans. Le PAPF entretient lui aussi un discours confusionniste, faussement radical et corporatiste, que certains paysans croient être de gauche. Il obtient huit députés en 1936. De leur côté, les Comités de défense paysans constituent une sorte de milice fasciste paysanne, les « chemises vertes », qui milite contre « l’injustice » de l’impôt, avec des actions violentes contre des saisies des biens de paysans endettés. La bourgeoisie n’hésite pas à financer ces organisations paysannes anticommunistes, qui laissent entendre aux paysans que le Front populaire veut nationaliser les terres.

De leur côté, les syndicats paysans liés au mouvement ouvrier ont plus de mal à se développer, mais ne sont pas inexistants, telle la Confédération générale des paysans travailleurs, dirigées par François Tanguy-Pringent, député de la SFIO en 1936. Eux aussi mènent des actions contre les saisies de biens des paysans. Une partie des ruraux vote d’ailleurs pour le Front populaire en 1936. Dans le bassin parisien, des grèves d’ouvriers agricoles éclatent en juin-juillet 1936, obtenant un repos hebdomadaire, un salaire minimum et une alimentation « saine et abondante ». Sous pression, le gouvernement de Front populaire met en place l’Office national interprofessionnel du blé, qui permet de garantir les prix. Les grèves s’étendent en 1937.

Après-guerre, industrialisation de l’agriculture et concentration des terres

La Seconde Guerre mondiale provoque une désorganisation de la production, entre les réquisitions allemandes, le découpage du pays en zones, les pénuries d’engrais, de machines agricoles et de chevaux (eux aussi réquisitionnés). Au sortir du conflit, 28 000 tracteurs sont en état de marche. Pourtant, les paysans sont accusés de s’être enrichis durant la guerre, grâce à l’inflation et au marché noir, ce qui ne semble pas entièrement correspondre à la réalité. Le redémarrage de l’agriculture prend plusieurs années après-guerre, tout comme celui de l’industrie. La production retrouve son niveau d’avant-guerre au début des années 1950. C’est alors une nouvelle révolution agricole qui commence. L’État pousse au remembrement pour agrandir les exploitations. Les tracteurs américains arrivent par bateau, avant d’être produits sur place, financés par le plan Marshall. En 1946, l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) est créé, afin de coordonner la recherche en agronomie et obtenir des gains de productivité. Et effectivement, entre l’utilisation des engrais chimiques et le développement de nouvelles variétés de grains et de bétail, ou encore la mécanisation, la productivité augmente vite.

Les socialistes et communistes tentent de participer à l’organisation des paysans dans l’après-guerre, à travers la Confédération générale agricole (CGA), fondée par Tanguy-Prigent, nommé ministre de l’Agriculture par de Gaulle en 1944. La CGA regroupe une fédération des exploitants, la FNSEA, ainsi qu’une organisation de jeunesse, ancêtre des Jeunes agriculteurs (JA), de même que des organisations pour les ouvriers agricoles et artisans ruraux, et des organisations mutualistes et coopératives. Mais rapidement, la droite corporatiste, dont des anciens cadres vichystes, reprennent en main la FNSEA et écartent les dirigeants socialistes. Elle s’ouvre alors aussi aux propriétaires non exploitants. La FNSEA devient dominante au sein de la CGA, cette dernière disparaissant finalement en 1953.

Le monde agricole est en rapide transformation et ce sont surtout les gros propriétaires, en particulier les grands céréaliers, qui donnent le ton. Dès le milieu des années 1950, il y a un surplus agricole. La politique agricole ne vise alors plus à « nourrir la France », mais à conquérir les marchés mondiaux. Et pour cela, il faut de gros agriculteurs, et non des paysans. Les agriculteurs sont poussés à s’endetter pour se moderniser à marche forcée. Le nombre de tracteurs passe de 230 000 en 1954 à 680 000 en 1960, 950 000 en 1963. Mais dans le même temps, les prix déclinent avec le surplus, et les revenus deviennent incertains, contribuant à éliminer les petits exploitants. Face aux difficultés, beaucoup de jeunes agriculteurs abandonnent leur exploitation. D’autant qu’ils ne veulent plus vivre comme leurs parents, à travailler douze heures par jour sans profiter des dimanches. L’exode rural s’accélère, alors que le développement de l’industrie et des services ouvre la possibilité d’une ascension sociale. Les moyennes exploitations s’agrandissent, tandis que celles de moins de 20 hectares disparaissent.

Lutte pour les prix et contre le déclin

La seconde moitié des années 1950 voit se développer les premières luttes paysannes contre la baisse des prix, telle celle des vignerons du Midi, qui installent des barrages routiers avec leurs tracteurs. L’État cherche alors à réguler les prix en achetant les surplus, sans grand succès. Les paysans sont gagnés par la démagogie populiste d’un Poujade. Le marché commun agricole, qui s’ouvre en 1957, apporte des débouchés supplémentaires aux gros agriculteurs taillés pour l’exportation, mais une concurrence accrue pour les plus petits. En 1961, les paysans bretons se révoltent à leur tour contre la nouvelle politique agricole mise en place par de Gaulle, qui réserve les crédits aux moyennes exploitations. L’État ne veut plus soutenir à perte l’agriculture, qui doit devenir un secteur capitaliste rentable. Les producteurs de pomme de terre bretons ferment la ville de Morlaix avec 200 tracteurs et envahissent la sous-préfecture. D’autres actions revendicatives ont lieu dans les Côtes-du-Nord (aujourd’hui Côtes-d’Armor). Les paysans, dont quelques-uns reviennent de la guerre d’Algérie où ils se sont formés aux techniques de guérilla, résistent aux CRS. De Gaulle doit revoir sa copie. Dans les années 1960-1970, divers mouvements paysans s’opposent ainsi à la pénétration trop rapide du capitalisme dans les campagnes et à l’agriculture intensive, autour de dirigeants issus de la Jeunesse agricole chrétienne, proches de la gauche, et qui donneront naissance à la Confédération paysanne en 1987, se revendiquant alors paysans-travailleurs. La Confédération paysanne poursuit les mobilisations contre le productivisme, les OGM et la mainmise des multinationales sur les semences, revendiquant une réforme de la politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne et se liant au mouvement altermondialiste du début des années 2000. L’un de ses fondateurs, José Bové, se fait connaître lors du « démontage » d’un McDonald’s à Millau en 1999, en réponse à l’autorisation par l’OMC des sanctions américaines sur certains produits européens, comme le fromage au lait cru (cette interdiction venant en représailles de celle décrétée par l’UE de l’importation de bœuf américain aux hormones). Cette convergence entre les mouvements de petits paysans contre la puissance des industries agroalimentaires et les mobilisations altermondialistes est facilité par leur préoccupation commune de chercher à freiner la roue le l’histoire en s’opposant au mouvement de concentration du capital, sans toujours se poser le problème des forces sociales qui permettraient de dépasser le capitalisme et de changer le cours de ce mouvement historique. Une limite que le mouvement ouvrier pourrait dépasser en prenant la tête de ces luttes, portées par une juste révolte contre les inégalités croissantes et le saccage de la planète.

Le capitalisme agricole aujourd’hui

Pourtant, la lutte des « paysans-travailleurs » ne peut masquer le fait que la grande majorité des agriculteurs s’est engagée dans l’industrialisation à marche forcée, au prix d’un endettement parfois incontrôlable. La FNSEA, dirigée par les gros exploitants et favorable à une agriculture intensive au nom de la compétitivité, reste majoritaire (55 % des voix aux élections des chambres d’agriculture de 2019, contre 20 % pour la Confédération paysanne et 22 % pour la Coordination rurale, syndicat proche de l’extrême droite en forte progression). Le monde agricole reste ainsi dominé par les patrons de l’agrobusiness, à l’image de l’actuel président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, plus proche du trader que du travailleur, propriétaire de 700 hectares de céréales et dirigeant, entre autres, du groupe industriel Avril (huiles Lesieur, Isio4, Puget). Tout l’appareil d’encadrement des agriculteurs, syndicat, banques, coopératives, grandes surfaces, élus, participent à une pression généralisée à l’industrialisation de l’agriculture. Les récalcitrants subissent menaces et représailles, avec des méthodes d’intimidation parfois dignes de la mafia, comme le raconte Nicolas Legendre, dans Silence dans les champs. Le malaise dans les campagnes, et les nombreux suicides de paysans, sont moins le produit des normes environnementales et des « paperasses » à remplir que du système agro-industriel qui pressurise les petits et moyens agriculteurs au profit des industriels et de la grande distribution. Loin de défendre les paysans en difficulté, la FNSEA a les mêmes préoccupations que tous les patrons : protéger les marchés pour les gros agriculteurs, obtenir des baisses d’impôts et des subventions publiques, avoir le champ libre pour exploiter la terre et les hommes.

Aujourd’hui, la France est le premier pays agricole en Europe, avec une surface agricole utilisée (SAU) qui occupe 49 % de la surface du pays (contre 54 % en 1970)4. En 2020, il reste 390 000 exploitations en métropole, contre 490 000 en 2010 (– 20 % en dix ans) et 1,6 million en 1970. Le secteur est toujours plus concentré, avec une surface moyenne de 69 hectares par exploitation en 2020 (19 ha en 1970). Les petites exploitations (moins de 20 hectares) sont passées en 50 ans de 58 % à 38 % des exploitations et leur nombre diminue toujours fortement. Seules les exploitations de plus de 100 hectares ont augmenté en nombre, celles de plus de 200 hectares ayant même progressé d’un tiers en dix ans.

La surface ne fait cependant pas tout. Les grandes exploitations concernent d’abord l’élevage de bovins, pas toujours des plus rentables, avec un prix du lait tiré vers le bas par les industriels. Les exploitations de bovins font d’ailleurs partie de celles dont le nombre a le plus régressé depuis 2010, tout comme les autres élevages. Viennent ensuite les grandes cultures, nettement plus rentables, avec des débouchés sur le marché mondial. La viticulture concerne à l’inverse des petites surfaces (19 ha en moyenne), mais dont la rentabilité est importante. Certaines propriétés viticoles sont d’ailleurs convoitées par des entreprises ou des multimillionnaires, qui y voient un bon placement.

L’emploi agricole a, de son côté, régressé de 12 % en dix ans en équivalent temps plein. La perte est moindre que celle du nombre d’exploitations, car depuis les années 1990, l’agriculture se reprolétarise. Même bien équipés, les propriétaires ne peuvent plus exploiter seuls des surfaces devenues gigantesques, d’autant que l’aide familiale régresse fortement (les conjoints – généralement les conjointes – travaillent de plus en plus souvent en dehors de l’exploitation ou deviennent coexploitants). En 2020, les exploitants et leur famille représentent certes toujours 68 % de la main-d’œuvre agricole (dont 8 % pour les aidants familiaux permanents), mais ils comptaient pour 84 % de la force de travail agricole en 1988 (29 % pour les aidants familiaux). Les salariés permanents représentent désormais 21 % de la main-d’œuvre en 2020, contre seulement 10 % en 1988, et les saisonniers 11 %, contre 6 % en 1988.

Les exploitations adoptent aussi plus souvent une forme sociétaire, qui permet aussi à des propriétaires exploitants de mettre leurs forces en commun. Les entreprises individuelles ne représentent plus qu’un tiers des exploitations, alors qu’elles englobaient la quasi-totalité de celles de 1970. Les EARL, GAEC et autres formes de sociétés ont proliféré. Autre évolution significative : les agriculteurs sont moins souvent issus de parents eux-mêmes agriculteurs : en 2015, 19 % des agriculteurs exploitants ont un père qui n’était pas agriculteur, contre 10 % en 1977.

Aujourd’hui encore, le déclin des petites exploitations se poursuit, mais les campagnes présentent toujours une variété de situations sociales. De manière schématique, on y trouve :

  • des ouvriers agricoles, qui deviennent proportionnellement plus nombreux, ce qui est encore plus vrai dans d’autres pays comme l’Angleterre ou les États-Unis, où la concentration de la production agricole est encore plus avancée, un prolétariat, souvent international, allié naturel des travailleuses et travailleurs des villes ;
  • des petits paysans sur le déclin, plutôt âgés, qui vivent de plus en plus difficilement de leur exploitation, devant souvent compléter leurs revenus par un emploi salarié à temps partiel ou le salaire d’un conjoint, et peinent à trouver un repreneur quand ils arrivent à la retraite, dont une partie est pétrie de vielles idées réactionnaires et a toujours voté à droite, mais dont une autre, qui forme la base de la Confédération paysanne, s’est alliée par moment au mouvement ouvrier ou aux mobilisations altermondialistes, parvenant même à tisser des liens avec des mouvements paysans des pays dominés par l’impérialisme ;
  • des agriculteurs sur moyenne exploitation, sans doute plus proches politiquement des gros propriétaires, mais qui subissent durement la concurrence internationale et la pression des banques, pouvant facilement se tourner vers l’extrême droite ;
  • des gros propriétaires, qui constituent une bourgeoisie rurale, vendant leur production sur les marchés mondiaux et spéculant sur la famine.

On trouve également ici ou là quelques néo-ruraux qui se sont lancés dans une petite agriculture inspirée par des principes idéologiques (bio, permaculture, etc.), sans doute louables, mais qui pèsent très peu dans l’ensemble de la production agricole et ne dépassent pas les marchés locaux.

Maurice Spirz

 

 


 

 

Bibliographie succincte

  • Alary É., L’histoire des paysans français, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2016.
  • Balzac H., Les Paysans, Paris, 1855.
  • Hervieu B., Viard J., L’archipel paysan. La fin de la république agricole, L’Aube, 2001.
  • Lambert B., Les paysans dans la lutte des classes, Seuil, coll. « Points », série Politique, 1980.
  • Legendre N., Silence dans les champs, Arthaud, 2023.
  • Malassis L., La longue marche des paysans français, Fayard, 2001.
  • Zola É., La Terre, Charpentier, Paris, 1887.

 

 


 

 

1  Chiffres du ministère de l’Agriculture, cités par Alary [2016].

2  Données du recensement agricole de 1929, citées par Alary [2016].

3  Ephraim Grenadou, Alain Prevost, Grenadou, paysan français, cité par Alary [2016].

4  Les données qui suivent proviennent des recensements agricoles, dont le dernier a eu lieu en 2020.