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Réveil historique de la conscience de classe en Grande-Bretagne

La grève du 1er février dernier est un événement de proportion historique avec 500 000 grévistes sur une journée, à l’appel de cinq syndicats dans l’éducation, les collectivités territoriales, chez les cheminots et dans les universités. D’autres secteurs ont été touchés : les musées, les conducteurs de bus de Londres, les garde-côtes, les douaniers…

D’après la direction syndicale confédérale du Trade Union Congress, 300 000 des 500 000 grévistes étaient enseignants et enseignantes. Dans les quinze jours précédant la grève, 40 000 s’étaient syndiqués. 85 % des écoles ont été partiellement ou totalement fermées. La grève a été forte dans d’autres secteurs : la plupart des trains n’ont pas roulé et 600 militaires ont même été mobilisés pour remplacer les grévistes dans les collectivités territoriales et les aéroports.

La proposition d’augmentation salariale de 5 % du gouvernement pour les salariés du secteur public est évidemment largement inférieure à l’inflation qui atteint le niveau particulièrement élevé de 10,5 %, le plus élevé du G7.

À la suite du 2 février, Mary Bousted, secrétaire du National Education Union a donné sur Sky News un « ultimatum » au gouvernement : « Vous avez 27 jours jusqu’à la prochaine grève en Angleterre, qui sera une grève régionale dans le Nord-Ouest […]. Vous avez 27 jours pour vous asseoir à la table de négociation et vraiment discuter avec nous, nous sommes prêts à cela. »

Six nouvelles dates de grève ont été annoncées dans les différents secteurs d’ici au mois suivant. La première de ces dates, le 6 février, a vu se dérouler la plus grosse grève dans le secteur de la santé depuis la création de la NHS en 1945.

Une vague de grève qui vient de loin

Le démantèlement des services publics, le développement du secteur bancaire et financier, ainsi que des plateformes pétrolières, avaient fourni la base de rétablissement du taux de profit en Grande-Bretagne pendant la période dite « néolibérale », marquée par la lourde défaite du mouvement ouvrier autour de la grève des mineurs de 1984-85. Une période de recul qui a duré jusqu’à une époque récente : le nombre de grèves officiellement enregistrées avait atteint un creux historique en 2017 avec 33 000 salariés grévistes sur une année, le chiffre le plus faible relevé depuis 1893. Un chiffre dépassé en 2022 par une seule journée de grève du RMT, syndicat des cheminots. Entre juin et novembre 2022, 70 000 jours de grève ont été enregistrés. Les 356 000 jours de grève d’août représentent à eux seuls le double des chiffres de l’année 2015.

Les principales revendications sont axées sur les salaires. Au vu de l’inflation, leur stagnation revient à des baisses des salaires réels. Mais les ressorts de la mobilisation sont profonds : les motifs de mécontentement sont multiples, ils se sont accumulés depuis des années et ont été particulièrement sensibles lors de la pandémie.

Tous les secteurs sont touchés, y compris ceux qui n’étaient pas organisés auparavant : Amazon a connu sa première grève au Royaume-Uni le 18 janvier dernier à Conventry, avec 300 grévistes sur les 2000 salariés que compte au total le site. Une grève en réaction à l’annonce par Amazon d’une hausse de salaire de 50 pence par heure (60 centimes). Mais une grève qui a fait dire à un des salariés : « les robots sont mieux traités que nous à Amazon. »1

Une des grèves qui ont touché un secteur auparavant très peu organisé et d’emplois précaires est celle des centres d’appel du BT Group (ex-British Telecom), qui n’avait pas connu de grève nationale depuis 35 ans. BT est passé, depuis la privatisation de 1984, de 240 000 à 100 000 salariés, sans qu’aucune action d’ampleur ne soit menée, avec une culture de « partenariat constructif » entre syndicats et direction. En décembre 2020, les salariés du groupe avaient déjà voté massivement en faveur de la grève : 74 % des 45 000 membres de CWU avaient participé à la consultation, en votant à 98 % pour la grève. Mais la direction du syndicat s’était contentée de continuer à négocier en acceptant des reculs.

Fin 2022, dans un nouveau contexte, 30 000 salariés d’Openreach (centres d’appels rattachés au groupe British Telecom) ont voté à 96 % pour la grève (avec 75 % de participation à la consultation). Les 10 000 salariés de BT PLC, dont 9 000 travaillent dans les centres d’appels, ont voté à 92 % pour la grève (avec 58 % de participation).

La plupart des grèves semblent en grande partie encadrées par les directions syndicales traditionnelles. Mais des signes de débuts d’organisation indépendante des travailleurs et travailleuses sont perceptibles dans les grèves des plateformes pétrolières offshore de mai et septembre dernier. En mai, la grève a commencé pour le rattrapage des salaires à leur niveau pré-Covid à la plateforme d’Elgin du groupe Bilfinger, sous-traitant de Total. Elle s’est ensuite étendue à seize autres sites. La grève, qui s’est déroulée en dehors du cadre légal, a obligé le sous-traitant à s’aligner sur l’accord de branche, ce qui ne correspondait pas aux demandes des grévistes, qui, dans l’un des messages qui avaient circulé sur les réseaux sociaux, déclaraient : « La révolution des salaires a commencé. Nous ne visons pas une seule entreprise mais toute une industrie à l’échelle mondiale. » Le mécontentement continuait à couver.

En septembre, en amont du mouvement, un « comité de grève des travailleurs offshore du gaz et du pétrole » a émergé. Il a annoncé une grève, elle aussi « sauvage », à partir du 8 septembre, qui a été un succès. Elle a touché les plateformes de Buzzard, Beryl Alpha, Armada, Judy, Britannia, Forties Echo, Bravo, Alpha and Delta, Gannet, Pioneer, Jade, Scott, Everest et Brae Alpha. Les organisations syndicales se sont dissociées du mouvement, ouvrant la possibilité aux employeurs de menacer les grévistes d’actions disciplinaires et même de licenciements. Le mouvement a été suffisamment fort pour qu’aucun licenciement n’ait lieu, mais il n’a pas débouché sur la satisfaction des revendications.

Autre exemple, les chauffeurs de bus des entreprises issues de la privatisation des services publics. Chez Arriva (qui opère au nord de Londres), le syndicat Unite a présenté la signature d’un accord salarial juste avant le déclenchement prévu d’une grève reconductible des 2 000 salariés à partir du 4 octobre dernier comme une victoire. Les 11 % de hausse affichés correspondaient en réalité à 8,25 %, en dessous de l’inflation. L’accord n’a été approuvé qu’à une faible majorité : 703 pour et 533 contre. Mais dans certains dépôts, l’accord a été majoritairement rejeté : 146 contre 85 à Tottenham, 174 contre 18 à Palmers Green… En assemblée générale, des chauffeurs qui travaillent parfois 13 jours sur 14 parlaient de demander le doublement de leur salaire !

Changements profonds dans la conscience des travailleurs

Un sondage Sky News publié début février a indiqué que le soutien aux syndicats continuait à augmenter, atteignant 59 % de la population. 41 % des personnes interrogées estimaient que le gouvernement actuel est illégitime. Cela est significatif d’un début de basculement dans la conscience de la population, car le rapport à la légitimité du cadre légal fixé à la lutte est décisif.

Pourquoi ? La lourde défaite de la grève des mineurs en 1984-85 a traumatisé plusieurs générations et a marqué un recul historique du mouvement ouvrier. Mais les travailleuses et les travailleurs qui aujourd’hui se mobilisent n’en ont pour la plupart jamais entendu parler. La vague de lutte actuelle a redonné une légitimité forte à la grève. Elle est vue comme possible et nécessaire, malgré une législation particulièrement réactionnaire : il est obligatoire d’organiser une consultation majoritaire des salariés qui doivent se prononcer pour la grève par référendum avant que le conflit soit autorisé. Cela rend les grèves interprofessionnelles quasi impossibles à organiser dans un cadre légal… sachant que les grèves coordonnées sont formellement illégales.

Sortir de la légalité est tout simplement indispensable pour faire un pas décisif vers la grève générale, ou tout simplement appeler à une grève interprofessionnelle. La dernière grève générale en Grande-Bretagne date de 1926…

Des directions syndicales légalistes… contrairement à la classe dirigeante

C’est précisément ce pas que les directions syndicales, même les plus à gauche, refusent de faire. En mars dernier, l’entreprise de transport maritime P&O a annoncé à 800 salariés qu’ils étaient licenciés… par Zoom, sans aucune consultation des syndicats, en violation de la législation en vigueur. Des salariés ont spontanément occupé les bateaux. Mais, au lieu de soutenir ces occupations, la direction du RMT, le syndicat des cheminots qui intervient également auprès de l’entreprise P&O, syndicat réputé comme le plus à gauche de tous, les a condamnées car « illégales », et les travailleurs ont été écrasés.

De la même manière, les banquiers n’ont pas hésité un instant à employer la manière forte en se débarrassant coup sur coup en octobre 2022 du chancelier de l’Échiquier (équivalent du ministre des Finances) puis de la Première ministre Liz Truss sans consulter personne, sans s’embarrasser d’un quelconque référendum ou d’un quelconque vote… alors que la direction des syndicats s’était contentée d’un communiqué de protestation.

Pour l’instant, la vague de grève n’a arraché la plupart du temps que des augmentations de salaire inférieures à l’inflation. Mais, de la même manière qu’en France, des franges très larges de la classe ouvrière s’éveillent à la lutte de classe. Elles ouvrent des possibilités de retournement du rapport de force que personne n’avait imaginées.

Xavier Chiarelli

 


 

Les données et analyses sur la vague de grève jusqu’en janvier sont tirées de l’article de Charlie Kimber « Britain’s strike wave: workers on the frontline », International Socialism, 7 janvier 2023 (sur isj.org.uk)

 


 

1. Beatrice Nolan, « A striking Amazon warehouse worker says the company treats its robots better than its human staff », 25 janvier 2023, www.businessinsider.com