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Taïwan et la Chine continentale : le retour à l’amère-patrie

(Cet article fait partie d’un dossier sur Taïwan publié en mars 2024, retrouver en bas de page le sommaire du dossier)

 

 


 

 

La défaite japonaise en Asie fut un répit pour le gouvernement nationaliste chinois du Kuomintang (KMT) dirigé depuis 1925 par Tchang Kaï-chek. Depuis 1937 le KMT, corrompu au dernier degré, avait été incapable de se défendre réellement et avait été contraint de céder des provinces entières aux envahisseurs. La victoire alliée lui permettait de se rasseoir au pouvoir, mais il devait désormais partager le pays avec le PCC dirigé par Mao Zedong retranché dans les provinces du nord, adossé à l’URSS et à la puissante armée rouge. La reprise en main de Taïwan par le pouvoir nationaliste fut donc proprement catastrophique. Le nouveau gouverneur, Chen Yi1, un satrape de la pire espèce organisa le pillage en grand et la vente au détail de tout ce qu’il put trouver sur place, imité par ses officiers et ses soldats. Ainsi que le résumait un slogan très populaire gribouillé sur les murs : « Les chiens sont partis, les porcs sont arrivés. Au moins les chiens gardaient la propriété. » Le chaos économique qui s’ensuivit fut accompagné du retour spectaculaire des épidémies (choléra, peste) et de la violence généralisée qui avait caractérisé la société taïwanaise sous les Qing. Cette gestion lamentable aboutit à « l’incident du 28 février » 1947, au cours duquel des policiers chinois brutalisèrent pour la racketter une marchande de cigarettes à la sauvette, provoquant une émeute qui fit un mort. La révolte éclata, réprimée avec une brutalité sans limites par Chen Yi qui décréta la loi martiale et fit ouvrir le feu à la mitrailleuse sur les manifestants pacifiques. Dans les jours suivants, des milliers d’opposants réels ou supposés, y compris des lycéens et des collégiens, furent arrêtés, torturés et souvent exécutés sans jugement. La répression finit par arrêter le mouvement : on compta 28 000 morts en quelques semaines. Cette orgie de violence inutile, qui n’avait absolument rien à envier à celle des pires moments de l’occupation japonaise, ne fut pas pour rien dans le lâchage de Tchang par les Américains. Ainsi que le constata le général Wedermeyer, commandant des forces américaines en Chine, dans un de ses messages : « Il y a des indications que les Formosiens seraient favorables envers une tutelle américaine sous mandat de l’ONU. Ils craignent que le gouvernement central n’entreprenne de saigner leur île pour soutenir le régime chancelant et corrompu de Nankin, et je crains que leur peur ne soit fondée. » Le projet d’établir un protectorat américain ouvert sur Taïwan fut cependant stoppé par l’effondrement encore plus rapide que prévu du régime nationaliste. En octobre 1949, Mao s’emparait de Pékin et Tchang s’enfuyait à Taïwan entraînant avec lui deux millions de réfugiés, dont 600 000 soldats.

Taïwan, porte-avions américain et vitrine du capitalisme

Expulsé de Chine, lâché par ses protecteurs américains, Tchang Kaï-chek semblait condamné à perdre à plus ou moins court terme son ultime bastion. Le déclenchement de la guerre de Corée (1950-1953), puis l’intervention américaine croissante au Viet Nam (de 1954 à 1975) lui donnèrent un sursis inespéré. Le KMT demanda et reçut alors une aide militaire massive pendant que l’île se transformait en porte-avions, base logistique, centre d’entraînement et d’espionnage américain, protégée en permanence par la 7e flotte du Pacifique. Un lobby pro-KMT s’installa à demeure à Washington et joua des décennies durant un rôle majeur dans la vie politique américaine, finançant sans compter tous les élus du Congrès les plus anticommunistes, ainsi que les journalistes, diplomates, militaires, etc. susceptibles de convaincre le gouvernement américain de ne pas fermer le robinet des livraisons d’armes2. L’aide américaine ne se borna pas d’ailleurs uniquement aux armes. Tout comme en Corée du Sud, des « programmes » d’assistance économique furent mis en place, à l’origine du fameux « miracle économique » taïwanais. En moyenne, Taïwan reçut de 1950 jusqu’à 1963 près de cent millions de dollars par an sous forme de « subventions non-remboursables ». En réalité, cette aide n’était pas totalement gratuite. Les Américains exigèrent du KMT une série de réformes d’importance. Une des premières mesures fut la mise en place de la réforme agraire. Jusqu’en 1949, la majorité des terres agricoles appartenaient à de riches familles de propriétaires fonciers, qui prélevaient sur leurs fermiers des loyers exorbitants allant de 50 à 70 % de la récolte. Mais, contrairement au continent où le gouvernement nationaliste avait été incapable de procéder à la réforme agraire du fait des liens nombreux et anciens qui régnaient entre le régime et la classe des propriétaires terriens, les nouveaux venus ne possédaient en 1949 aucun arpent de terre taïwanais et les propriétaires fonciers étaient considérés par les nationalistes du KMT comme des collaborateurs des Japonais méritant la spoliation de leurs biens. De plus, nombre d’entre eux avaient encouragé dans les communautés rurales qu’ils dirigeaient la révolte de 1947. Tchang n’eut donc guère de scrupules à s’attaquer à eux. Entre 1950 et 1953, quelque deux millions de paysans taïwanais accédèrent à la propriété alors que les revenus des prix agricoles augmentaient sensiblement. Dans le sillage de cette réforme agraire, cette nouvelle classe de propriétaires, base du nouveau régime, fut encouragée à investir ses capitaux dans l’industrie légère que l’État développa à partir des années 1960.

Le succès économique taïwanais permit au régime nationaliste d’obtenir le soutien d’une partie non négligeable de la population insulaire. C’était la contrepartie d’une dictature coloniale féroce. Les « waishengren3 » (traduit littéralement, individus d’une autre province), en opposition aux « benshengren » (traduit littéralement, individus natifs) contrôlaient la totalité des institutions politiques de l’île et n’entendaient pas lâcher un pouce de leurs privilèges. La réforme agraire de 1949 avait ruiné l’ancienne élite traditionnelle, et la Chinese Federation of Labour, créée en 1948, fut le seul syndicat autorisé. Il resta un frein majeur à l’organisation des travailleurs. De plus, l’industrie taïwanaise était caractérisée par un large nombre de PME, et peu de grosses entreprises. Il n’exista pas à proprement parler pendant longtemps de gros foyers de travailleurs favorisant le développement d’une conscience de classe.

La situation entraîna nombre de jeunes basculant dans un nationalisme taïwanais anti-chinois. Les indépendantistes, au même titre que les communistes, les syndicalistes ou simplement les défenseurs des droits de l’homme furent victimes d’une véritable « terreur blanche », orchestrée par le fils du dictateur, Chiang Ching-kuo4 avec l’aide assumée de la CIA5. Loin de s’atténuer avec le temps, le terrorisme d’État s’accéléra encore dans les années 1960, touchant tous ceux qui contestaient de près ou de loin la dictature et dura jusqu’au milieu des années 1980. Durant cette période, près de 90 000 personnes furent arrêtées dont au moins 45 000 exécutées sommairement par les militaires. Des milliers d’autres furent envoyés au bagne de Green Island.

Le rapprochement sino-américain

Au-delà des grandes déclarations sur la nécessité de « contenir » le communisme en Asie au nom de la démocratie (en fait asphyxier l’URSS et écraser tout mouvement populaire dans le tiers-monde), l’enlisement américain dans la guerre du Viet Nam entraîna un changement de politique. D’autant que depuis 1960 les relations entre la Chine de Mao et l’URSS s’étaient considérablement dégradées, allant jusqu’à des affrontements armés en 19696. Les États-Unis, décidés à se retirer du Viet Nam, étaient précisément à la recherche d’un autre moyen d’assurer à leur profit l’ordre en Asie tout en tenant tête à l’URSS. L’arbitrage de la Chine devenait la nouvelle carte à jouer. Dans ce « Grand Jeu », la rencontre entre Kissinger, le chef de la diplomatie américaine et chantre de la Realpolitik, et Mao à Pékin (1972) pour nouer une alliance jusque-là improbable fut un véritable tournant. La question de Taïwan fut mise dans la balance et les États-Unis s’empressèrent d’abandonner leur allié en affirmant dans un communiqué leur indifférence sur le statut à venir de l’île (indépendance ou rattachement) du moment que leur intérêt stratégique n’en était pas lésé. La question du droit des peuples à disposer démocratiquement d’eux-mêmes, tant de fois agitée par les États-Unis pour justifier leur soutien à Taiwan, et tant de fois bafouée dans les pays voisins (Viet Nam, Cambodge, etc.) ne les préoccupait en réalité nullement. Pas plus d’ailleurs que le sort à venir de leurs protégés du Kuomintang qui après avoir joué les utilités depuis le début de la guerre froide risquaient fort de se retrouver sacrifiés sur l’autel de la nouvelle alliance. La crainte d’être à nouveau lâchés par leur parrain américain fit paniquer les dirigeants du KMT. Le lobby pro-Taïwan de Washington, qui multipliait les initiatives plus ou moins heureuses, commençait à embarrasser les manœuvres diplomatiques américaines. Le scandale fut complet lorsqu’un réseau d’espionnage fut découvert au sein des institutions militaires et des services secrets américains, accentuant encore un peu plus la défiance américaine. En 1979, le gouvernement américain7 reconnaissait officiellement la république populaire de Chine à la place de la « république de Chine » retranchée à Taïwan. Dans la foulée le traité de défense mutuelle établi entre les États-Unis et Taïwan fut abrogé. C’était de loin le pire scénario possible pour le KMT, à nouveau abandonné face à son puissant rival continental.

Ambiguïté stratégique, tournant démocratique

Les choses se rééquilibrèrent cependant assez naturellement. Par duplicité ou par impuissance, la présidence démocrate de Jimmy Carter dut accepter la rébellion du Congrès américain où les amis de Taïwan, Républicains comme Démocrates, imposèrent un nouveau traité d’alliance aboutissant à la reprise des livraisons d’armes et à l’ouverture d’une ambassade officieuse sur l’île. L’industrie de l’île continua de se moderniser : le parc scientifique de Hsinchu créé en 1980, l’équivalent de la Silicon Valley, symbolise le virage qu’elle prendra jusqu’à la création de TSMC en 1987, leader mondial du semi-conducteur.

Surtout, pour première fois, le texte présentait discrètement Taïwan comme un État distinct de la Chine plutôt que comme une province de celle-ci. L’alerte avait cependant été chaude pour les dirigeants du Kuomintang. Tchang Kaï-chek étant mort en 1975, son fils Chiang Ching-kuo, lui-même âgé et malade, entreprit de s’adapter à la nouvelle époque qui s’ouvrait. Le Kuomintang, depuis son arrivée à Taïwan en 1945, s’était dans le fond toujours comporté comme un État colonial, dont les membres n’avaient rien de commun avec le reste de la population. Avec le rapprochement sino-américain et la fin de la guerre froide en Asie, les espoirs de reconquête devenaient pleinement illusoires. Il fallait changer de perspective pour se maintenir au pouvoir.

Un prudent tournant libéral fut donc effectué dans la vie politique, parallèle à celui qui s’ouvrait en Chine populaire après la mort de Mao en 1976. En effet, la décennie 1970 marqua un tournant dans le rapport de force dans la société. En 1971, le remplacement de la république de Chine par la république populaire de Chine à l’ONU et la mort de Tchang Kaï-chek contribua à l’affaiblissement du parti. La plupart des pays n’eurent plus de relations diplomatiques officielles avec l’île. Il devint de plus en plus difficile pour le KMT de continuer prétendre un jour reprendre le continent et justifier la loi martiale. Plusieurs mouvements sociaux vinrent perturber le régime en perte de vitesse, comme la tentative de création de syndicats indépendants dans le textile et le ferroviaire. De plus, les élections locales, les seules ouvertes aux individus non membres du KMT, infligèrent des défaites aux représentants du KMT. Ce mouvement, appelé tangwai (ce qui signifie à l’extérieur du parti) symbolisa toutes ces tentatives non uniformes de mettre un terme au parti unique.

Une des premières mesures afin de calmer le mouvement fut d’organiser en douceur la transition vers un système libéral. Pour cela, le parti organisa au cours des années 1980 une très précautionneuse démocratisation de Taïwan, mettant fin par exemple le 7 juillet 1987 à la loi martiale… instaurée depuis 1949 ! Dans la foulée, le pluralisme politique fut à nouveau autorisé sur l’île, nouvelle concession faite aux nationalistes taïwanais, car le seul parti qui réussit alors à émerger fut le Democratic Progressist Party (PDP), dirigé par des libéraux indépendantistes8.

Les premières élections présidentielles se déroulèrent en 1988 et se conclurent par l’élection de Lee Teng-hui, le candidat du KMT. Seul candidat à cette élection, il lui était difficile de perdre. Archétype du politicien, cet ancien officier de l’armée japonaise, brièvement devenu communiste en 1949, avant d’entrer et de faire une brillante carrière au sein du Kuomintang, avait l’immense avantage d’être un benshengren. au moment où l’agitation autonomiste taïwanaise reprenait de la voix.

Dans les années suivantes, la « taïwanisation » alla bon train : dans l’art, les médias, la culture, le minnan9 (depuis renommé taiyu, soit le taïwanais) se réimposa par rapport au mandarin. En 1991, les députés du Yuan législatif10, qui avaient été élus en 1947 en Chine continentale et avaient pu garder leur siège grâce à la loi martiale, furent priés de passer la main. Du moins ceux qui n’étaient pas morts de vieillesse, et de nouvelles élections, relativement libres, furent organisées. Dans la foulée, l’administration « provinciale » de Taïwan (par opposition à celle du gouvernement central) fut dissoute, mettant fin au pouvoir de son potentat James Soong11.

Toutes ces mesures étaient aussi des pas assez clairs en direction d’une indépendance officielle de Taïwan. Les élections présidentielles de 1996 opposèrent donc deux candidats indépendantistes : d’une part le président sortant Lee Teng-hui qui avait orchestré cette politique du petit pas vers l’indépendance, d’autre part le candidat du PDP, Peng Ming-min qui se proposait simplement de prendre le même chemin à plus grande allure. Une telle alternative électorale ne pouvait que susciter la fureur des dirigeants communistes chinois. Au cours des élections de 1996, déjà, de grandes manœuvres furent orchestrées par l’armée populaire pour simuler une invasion de l’île. Ces manœuvres d’intimidation furent aussitôt suivies par des manœuvres américaines ordonnées par le président Bill Clinton.

Étienne Bridel, Pierrot Frey

 

 


 

 

Sommaire du dossier

 

 


 

 

1  À ne pas confondre avec son homonyme, compagnon de Mao.

2 Le KMT entreprit même de lancer un programme nucléaire pendant la guerre du Viet Nam en prévision d’un affrontement généralisé.

3 Le terme waishengren désigne les émigrés chinois arrivés à Taïwan en 1949.

4 Chang Ching-kuo est un personnage assez ambigu. Dans sa jeunesse, il fréquenta les cercles nationalistes les plus radicaux, très proches des communistes. En 1925, il partit étudier à l’université Sun Yat-sen de Moscou et rejoignit, comme la majorité des étudiants chinois en URSS, l’Opposition de gauche. Détenu comme otage, après le retournement de son père contre le Komintern, contraint de renier le trotskisme, il n’est autorisé à quitter l’URSS qu’en 1937 au moment où s’amorce la politique de « Front national anti-japonais » entre le PCC et le Kuomintang. Devenu chef de la police secrète à Taïwan, il y fait régner les méthodes apprises en URSS pendant les grandes purges. Après la mort de son père, c’est lui qui amorce le mouvement de démocratisation à la fin des années 1980.

5 Le trafic d’héroïne mis en place par la CIA pendant la guerre du Viet Nam fut rendu possible grâce à la collaboration active des services secrets du KMT qui firent de l’île une plaque tournante du trafic.

6 Des combats éclatent en mars 1969 le long de la rivière frontière Ousouri et en août 1969 dans le Xinjiang, faisant au total près de 20 000 morts. De plus, les divergences sur la question vietnamienne se font grandissantes, le Viet Nam du Nord vivant alors sous perfusion militaire soviétique, alors que la Chine montrait une réticence de plus en plus ouverte à cet empiètement sur ce qu’elle considérait être sa zone d’intérêt.

7 Le président Jimmy Carter, ancien officier de la marine américaine, présent en Chine en 1949, rapporte ainsi dans ses mémoires : « L’influence taïwanaise à Washington était très forte. Les lobbystes taïwanais semblaient capables de s’imposer dans l’élaboration de la politique des États-Unis sur cette question fondamentale en Extrême-Orient. J’ai commencé à voir à quel point ils pouvaient être efficaces après avoir remporté quelques primaires en 1976. Mes proches et mes voisins de Plains [sa ville natale en Géorgie] ont reçu un flot d’invitations à se rendre à Taipei pour des vacances payées. Ceux qui ont succombé à ces sollicitations ont été invités à dîner par les dirigeants taïwanais, ont reçu des cadeaux attrayants et ont été incités à m’influencer pour que j’oublie de respecter les engagements américains envers la Chine. J’ai pu éviter que les membres les plus proches de ma famille ne bénéficient de faveurs embarrassantes, mais mon opposition aux voyages et aux divertissements a mis en péril mes relations avec certains de mes amis de la ville. »

8 Le PDP quoique dirigé par des intellectuels petits-bourgeois ou bourgeois tout court bénéficia à ses débuts d’un certain enracinement dans la classe ouvrière de l’île composée en majorité de « benshengren », ce qui expliqua son positionnement « de gauche » pendant un certain temps. Pour autant, le nationalisme de ses dirigeants et leur chauvinisme anti-chinois n’avaient rien à envier à celui symétriquement inverse des dirigeants du Kuomintang, à l’encontre des Taïwanais, et en particulier des masses populaires.

9 Le minnan est la seconde langue la plus parlée dans l’île après le mandarin.

10 Le Yuan législatif est le nom du Parlement.

11 Incarnation du politicien populiste et corrompu, James Soong s’est fait par la suite l’avocat le plus fervent de la réunification rapide avec la Chine.