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« Tout pour le front ! » : comment la guerre modifie le marché du travail en Russie

Sous ce titre, en novembre dernier sur le site Internet Opendemocracy1, Azamat Ismailov analysait les transformations importantes que la guerre en Ukraine a infligées aux conditions de vie et de travail de la classe ouvrière de la fédération de Russie. Nous en résumons ci-dessous les principales informations.

L’exploitation sur les lieux de travail s’est élargie et durcie, dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre dont l’auteur analyse les raisons. À partir de diverses sources, dont des sources syndicales2, et de sa connaissance du pays, il souligne comment, bien que Poutine se défende de mettre en avant « des canons à la place du beurre », l’économie russe se militarise de plus en plus, combinant croissance fébrile de la production militaire et pénurie aiguë de main-d’œuvre. D’abord, la dépréciation du rouble accélérée par la guerre a freiné l’arrivée de travailleurs migrants en Russie et encouragé d’autres à rentrer chez eux. Ensuite, et surtout, la mobilisation pour la guerre a retiré brutalement quelque 500 000 hommes de l’économie. Sur le plan financier, selon une étude de juillet 2023 de la banque nationale du Kirghizstan, en un an, les travailleurs migrants auraient transféré moitié moins d’argent en dollars vers leur pays.

Un million de personnes en moins sur le marché du travail

Après la première vague de mobilisation de 300 000 civils réservistes, voire davantage ; en septembre 2022 (et la fuite du pays, en quinze jours, de centaines de milliers d’autres), d’autres enrôlements pour le front ukrainien ont suivi. En plus des appelés, Vladimir Poutine a annoncé, fin décembre 2023, le recrutement par l’armée de 170 000 soldats supplémentaires, prétendument volontaires mais raflés souvent de façon brutale. Une augmentation de 15 % du nombre de soldats de l’armée de métier, après déjà 452 000 nouvelles recrues au cours de l’année en 2023. À la masse conséquente de personnes détournées de l’activité productive s’ajoute la masse de ceux qui sont envoyés sur les fronts. De telle sorte que, selon l’économiste et démographe russe Alexey Raksha, le marché du travail accuserait une perte d’environ un million de personnes, tandis que les entreprises du complexe militaro-industriel débaucheraient des travailleurs d’entreprises civiles. C’est un aspect économique de la militarisation. Il faut ajouter que, depuis l’année dernière, les patrons de Russie sont directement impliqués dans le processus de conscription, obligés de tenir à jour les dossiers militaires des salariés, ce qui n’irait pas, selon certains témoignages, sans quelques détournements du règlement pour envoyer au front des travailleurs sans qualification ou alcooliques, plutôt que des travailleurs qualifiés jugés indispensables.

Gagner plus mais se tuer au boulot

Dans les usines liées aux contrats de défense de l’État, à Omsk par exemple chez Omsktransmash, le salaire atteint une moyenne de 50 000 roubles (500 euros) pour les travaux qualifiés, soit davantage que la moyenne de 30 000 roubles (300 euros) de la région. Certains salaires de professions hautement qualifiées dépassent les 100 000 roubles (1000 euros). Des incitations par des primes contribuent à ces niveaux, dont des primes en échange de « non absentéisme ». Chez Aviastar, qui produit des avions militaires, c’est la journée de travail de douze heures et une semaine de six jours. Un décret gouvernemental de 2022 permet aux patrons du secteur de la défense d’imposer des heures supplémentaires. Davantage d’argent, mais beaucoup plus de travail, plus d’accidents, des évanouissements. Des témoignages rapportent cependant une certaine souplesse de la part de contremaîtres dans les entreprises qui, pour conserver une main-d’œuvre précieuse, passent sur des « impertinences » telles que le refus d’heures supplémentaires, voire sur des remarques du type « Pourquoi diable avons-nous besoin d’une guerre ? »

Les femmes, les adolescents, les vieux, les prisonniers : au travail

Avec les départs pour l’armée ou l’exode, les femmes, les anciens, voire les handicapés sont davantage recrutés. Des jeunes de 14 à 18 ans peuvent être affectés à la production de drones kamikazes ou à la confection d’uniformes militaires, de filets de camouflage, de médailles, dans le cadre de l’« éducation patriotique ». La demande des employeurs pour ces jeunes a augmenté, suite à l’autorisation d’embaucher des enfants sans le consentement des autorités de tutelle.

Autre source de force de travail, ceux qui sont appelés « cols rayés », les prisonniers ou travailleurs forcés. Leur embauche se développe : chez Uralvagonzavod, où ils participent à la production de chars d’assaut, chez AvtoVAZ aussi. Et l’État conserve jusqu’à 75 % de leur salaire. De l’esclavage. Des prisonniers sont aussi mobilisés pour remplacer des migrants sur les chantiers de construction.

Quel avenir, pour la classe ouvrière ?

À partir de ces données, Azamat Ismailov souligne que des travailleurs « profitent » à leur façon de la situation : de bons salaires et un relatif plein emploi, bien que ce soit en échange d’un pourrissement de leurs conditions de vie et travail. Un des interviewés résume peut-être la situation : « Dans les entreprises de défense, la plupart des gens pensent que tant que l’argent tombe, il n’y a pas lieu de se plaindre. Ceux qui étaient contre la guerre sont partis pour des raisons idéologiques ou par peur. Dans les entreprises non militaires, moins de gens sont partis et le pourcentage de ceux qui sont contre la guerre est plus élevé. Dans l’ensemble, 20 % de gens qui sont pour la guerre, 15 à 30 % contre, et le reste qui essaie de rester en dehors de la politique. »

L’auteur de l’article conclut néanmoins sur le constat que les tentatives du pouvoir de reconstituer les réserves de « chair à canon », avec tous les risques de la militarisation de l’économie, pourraient réserver des surprises désagréables aux responsables du Kremlin.

Article de Azamat Ismailov, résumé par M.V.

 


Dossier : Deux ans de guerre en Ukraine

 

Sommaire

 

 


 

 

1 « « Everything for the front! » How war is changing Russia’s labour market », Azamat Ismailov, 22 novembre 2023, https://www.opendemocracy.net/en/odr/russia-war-work-force-labour-economy-teenagers-prisoners–ukraine/

2  L’article a été rédigé à partir d’interviews de Pavel Kudyukin, expert en relations sociales et de travail à la Confédération du travail de Russie (CTR) – Конфедерация труда России (КТР), regroupement de syndicats qui se disent indépendants, n’appartiennent pas à la Fédération des syndicats indépendants de Russie (FNPR) – Федерация Независимых Профсоюзов России (ФHПP), héritière des anciens syndicats de l’époque soviétique, très liée à l’État et qui déclarait près de 28 millions d’adhérents en 2014.