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Congrès de la CGT : qu’y a-t-il derrière les querelles de succession ?

Le 53e congrès de la CGT se tiendra à Clermont-Ferrand du 27 au 31 mars prochains. Il sera donc nécessairement affecté par le mouvement en cours contre le projet gouvernemental sur les retraites, mais il est difficile de dire aujourd’hui de quelle manière. Les toutes dernières prises de position du leader de la CFDT, Laurent Berger, sur son respect d’un vote de l’Assemblée nationale et sa condamnation des appels à la grève reconductible, y compris de la CFDT des cheminots, annoncent-elles le retrait de la CFDT du mouvement ? Quelle serait alors l’attitude de la CGT alors que, jusqu’à maintenant, Philippe Martinez a veillé à s’effacer derrière Laurent Berger, cette attitude dépendant elle-même de l’état du mouvement ? Sans parler de cet appel commun des confédérations syndicales, lancé samedi 11 mars, à une « consultation citoyenne » sur les retraites, rejoignant ainsi la demande de référendum du Parti communiste français et de Mélenchon et qui vise à détourner la grève vers des voies institutionnelles, ce qui reviendrait à l’enterrer. Les inconnues sont donc nombreuses, trop pour se lancer dans le jeu des prévisions. Mais une chose est sûre : une défaite du mouvement provoquerait une démoralisation certaine chez les militants les plus combatifs de la CGT, ce qui ne serait pas un contexte favorable à ceux qui combattent les velléités de « recentrage » de la CGT.

Rien qu’une querelle de succession ?

Depuis plusieurs mois, au sein de l’appareil CGT, les confrontations internes se sont cristallisées autour de la succession de l’actuel secrétaire général, Philippe Martinez, qui a décidé de passer la main. C’est une enseignante, Marie Buisson, qui a été choisie par la direction sortante. Mais cette candidature est contestée par certaines fédérations et unions départementales qui ont opposé leur propre texte d’orientation et paraissent, pour certaines, appuyer la candidature concurrente du secrétaire de l’union départementale des Bouches-du-Rhône, Olivier Mateu, tandis qu’on vient d’apprendre que plusieurs fédérations « contestataires » mettraient plutôt en avant la candidature de Céline Verzeletti, déjà membre de la direction confédérale. Ce choix paraît dicté par la volonté de trouver quelqu’un de plus consensuel qu’Olivier Mateu et de désamorcer l’accusation de misogynie adressée aux opposants à la candidature de Marie Buisson. On ne sait pas encore ce qu’il en sera entre les deux candidats alternatifs à Marie Buisson, mais cela ne change rien sur le fond aux raisons des contestataires rassemblés au départ derrière la candidature d’Olivier Mateu.

Les textes publiés comme les déclarations publiques de dirigeants de ces fédérations et unions départementales « contestataires » sont certes connus. Il reste cependant difficile de voir exactement ce que sont les clivages réels entre ces représentants de différents morceaux de l’appareil syndical.

Ceux qui contestent le choix de Marie Buisson affirment bien entendu qu’il ne s’agit pas d’une question de personne, mais de choix concernant la politique de la confédération. Olivier Mateu dénonce par exemple la participation de la CGT à la création du collectif « Plus jamais ça » – c’est justement Marie Buisson qui y représente la CGT. Olivier Mateu en épingle un aspect (il y en aurait bien d’autres) : le fait que ce collectif réclame par exemple l’arrêt des soutiens publics aux projets dans le secteur des énergies fossiles et que la CGT y côtoie des groupes anti-nucléaires comme Greenpeace. Dans un entretien publié le 28 décembre 2022 par le quotidien La Marseillaise, Olivier Mateu affirme qu’avancer les propositions de « Plus jamais ça » est « très dangereux comme stratégie : il y a des fermetures d’usines si cela est pris au pied de la lettre ». Puis il reprend à son compte ce qui inquiète un grand nombre de militants de la CGT, à savoir que la CGT se transforme « en lobby, en syndicalisme d’accompagnement » du capitalisme.

Vers une intégration plus poussée de la CGT ?

Face à une Marie Buisson qui apparaît peu ou prou comme la cheffe de file d’un « syndicalisme de proposition », dans la même ligne que la CFDT, Olivier Mateu représenterait la « tendance dure » de la CGT. Une tendance qui dit toujours faire valoir les idées de lutte de classe, qui affirme qu’il faut créer un rapport de force favorable avant toute négociation, bref qui veut une CGT s’affichant comme « de combat » et non d’accompagnement à l’instar des syndicats volontiers qualifiés de « réformistes », comme la CFDT.

Se réclamer de la lutte de classe, c’est très bien, mais cela ne prouve hélas pas grand-chose : après tout, en Mai 68, les statuts de la CGT se référaient toujours à la lutte de classe, et même à la « disparition du salariat et du patronat »1, ce qui n’a pas empêché la même CGT de mettre fin à la plus grande grève générale qu’a connue ce pays.

Quoi qu’il en soit, ces critiques reflètent une réelle inquiétude chez nombre de militants face à une réalité certaine dans la volonté affichée des dirigeants confédéraux.

Cela fait des années et des années que patronat et gouvernement rêvent d’avoir en face d’eux des syndicats « à l’allemande », à la fois conciliants et puissants – entendez par là capables d’encadrer efficacement la classe ouvrière afin que tout mouvement social soit prévisible, tant dans son déclenchement que dans sa durée. Un mal nécessaire, en quelque sorte, mais dont on connaîtrait le jour du début et celui de la fin pour pouvoir le chiffrer précisément et l’intégrer ainsi dans les coûts de production.

C’est une telle évolution que, à partir de 1978, Edmond Maire et ceux qui lui ont succédé ont donnée à la CFDT en rompant avec l’héritage de Mai 68 et en excluant tous les militants qui avaient pu croire que la CFDT était un syndicat de lutte de classe. Désormais c’est le dialogue avec le patronat et le gouvernement qui est prôné, le fameux « recentrage » qui, par exemple, a conduit la dirigeante de la CFDT en 1995, Nicole Notat, à approuver le Plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale, plan qui a dû être abandonné par le gouvernement face au mouvement de grande ampleur qu’il a suscité à l’hiver 1995.

C’est d’ailleurs ce mouvement de 1995 qui a perturbé le déroulement du 45e congrès de la CGT, alors qu’il était fortement question d’un rapprochement avec la CFDT, politique prônée par Louis Viannet, alors secrétaire général, et reprise plus tard à son compte par son successeur Bernard Thibault, sous l’appellation de « syndicalisme rassemblé ». Mais, au 45e congrès, alors que le pays était paralysé par les grèves contre le Plan Juppé approuvé par la CFDT, il était difficile de défendre un tel rapprochement !

Ce n’était que partie remise. Le Monde du 2 février 1999 expliquait, à propos du 46e congrès de la CGT où Bernard Thibault a succédé à Louis Viannet : « En trois ans […], M. Viannet aura fait en sorte que la CGT s’autonomise par rapport au PCF, amorce un virage européen, s’engage dans les négociations sur les 35 heures et se rapproche de la CFDT ; par un ultime coup de pouce, il s’est dit prêt, en novembre, à “juger sur pièces” un projet de fonds de pension, levant un verrou supplémentaire pour son successeur. »2 Attitude qui lui a valu aussi les bons vœux d’Ernest-Antoine Sellière, alors président du Medef, qui déclarait : « Des thèmes de flexibilité sont abordés maintenant par la CGT, qui fait preuve d’un certain réalisme vis-à-vis des phénomènes de société dans le monde du travail… La CGT entreprend une approche nouvelle, je lui dis “bonne chance”. » Bien plus récemment, Raymond Soubie, l’éminence grise pour le « social » de Chirac et Sarkozy, affirmait : « La démocratie a besoin de syndicats forts, reconnus et responsables. »3

Appareils et militants

Bernard Thibault, qui avait été secrétaire général du syndicat des cheminots avant de prendre la tête de la confédération, rappelait que l’affaiblissement des syndicats n’était souhaitable ni pour le patronat ni pour le gouvernement et que cet affaiblissement avait conduit, en 1986, à un mouvement de grève des cheminots dirigé non par les organisations syndicales, mais par des « coordinations » impulsées par des militants révolutionnaires. Une position approuvée en quelque sorte par avance par Ernest-Antoine Sellière, toujours lui, qui avait déclaré (Les Échos du 14/12/1998) : « Mais notre objectif est de parvenir quand même à un dialogue constructif. Nous réussirons à trois conditions : si l’État facilite au lieu de décider, si les syndicats sont forts et crédibles et si les entrepreneurs sont clairs dans leur pensée et hardis. »

Dans les pays riches, toutes les organisations syndicales sont intégrées, à des degrés divers, au fonctionnement de la société capitaliste. La CGT comme les autres. Mais cette intégration structurelle n’empêche pas que le syndicat puisse représenter tout autre chose aux yeux des travailleurs parce qu’il s’appuie sur des militants ayant à cœur de défendre au quotidien leurs camarades de travail. Un syndicat comme la CGT, c’est d’une part un énorme appareil, lui-même agrégat d’une multitude d’appareils, et, d’autre part, des militants qui, s’ils subissent les pressions de l’appareil, reflètent néanmoins les aspirations des travailleurs. Ce sont ces militants qui, par tradition, tiennent aux idées de rapport de force, de lutte de classe, à la référence à la « double besogne » : militer non seulement pour changer le quotidien, mais aussi pour la transformation de la société. Ce type de militants qui existait aussi à la CFDT après 1968, qu’Edmond Maire, puis Nicole Notat ont mis au pas, ou exclus, dans son « recentrage ». C’est ce type de militants sur lesquels veut s’appuyer l’opposition à la politique de Martinez et sur lesquels Olivier Mateu voudrait faire reposer sa candidature.

Les opposants représentent-ils davantage les intérêts des travailleurs ?

Ce n’est pas la première fois que s’affirme une opposition de ce type à la ligne confédérale. En marge du 48e congrès qui s’était tenu à Lille en avril 2006, Jean-Pierre Delannoy, le secrétaire des métallos CGT du Nord, organisait un meeting « oppositionnel » à la Bourse du travail, meeting auquel avaient participé différentes fédérations et unions départementales – en tout, 250 personnes, ce qui n’était évidemment pas négligeable. À ce meeting, des congressistes ont pu lire les textes qu’ils n’avaient pas pu présenter au congrès – dans les congrès de la CGT, ne prend pas la parole qui veut, c’est la direction sortante qui choisit les intervenants…

L’opposition actuelle menée par Olivier Mateu s’appuie sur les mêmes idées et regroupe, d’ailleurs, en grande partie les mêmes structures syndicales.

Une partie de l’extrême gauche peut être tentée d’appuyer ces oppositionnels puisqu’ils expriment un certain rejet de la collaboration de classe. Mais la « radicalité », c’est autre chose que des postures ou un langage. Pour ne citer qu’un exemple, qui pourrait tout à fait concerner le mouvement actuel si c’étaient des dirigeants comme Olivier Mateu qui se portaient à sa tête : le document de « contribution au débat » pour le 53e congrès – qui est en réalité une contre-plateforme opposée à celle de la direction sortante – présente, sous le titre « Développer une stratégie offensive et cohérente » l’organisation de la lutte telle que la conçoivent ces fins stratèges : « Une stratégie possible pourrait être : lundi pas de bateau, mardi pas de train, mercredi pas de camion, jeudi tous ensemble en grève et dans la rue, vendredi pas de plateforme logistique, etc. Ceci combiné avec des grèves reconductibles de 1 heure à 24 heures par jour, dans un certain nombre de secteurs structurants comme le raffinage de pétrole, la production d’énergie, la sidérurgie, la collecte des déchets, etc. »4

On est bien loin d’une organisation démocratique des grévistes ! Ces derniers sont vus comme de simples soldats exécutant les ordres venus de responsables syndicaux se plaçant d’office à la tête du mouvement.

L’opposition à l’intégration des syndicats reste à construire !

Nous ne sommes bien évidemment pas indifférents aux débats qui agitent la CGT autour de cette question de recentrage ou de rapprochement avec la CFDT qui représenterait un frein supplémentaire aux luttes des travailleurs. Mais cela ne signifie pas pour autant s’aligner sur des dirigeants comme Olivier Mateu qui apparaît davantage soucieux de faire triompher la partie de l’appareil qu’il représente que de permettre aux travailleurs de s’organiser pour gagner.

Les révolutionnaires ne sont pas en mesure aujourd’hui de constituer eux-mêmes une opposition à la politique des bureaucraties syndicales. Et si, demain, ils étaient en situation de le faire dans le mouvement en cours, ce serait parce qu’ils auront su proposer aux travailleurs de s’organiser eux-mêmes et de mettre en œuvre la seule « stratégie possible » pour gagner : paralyser l’économie par la grève générale et cela tous ensemble et pas de façon éclatée façon puzzle ! On en est loin ? De ce qu’on peut voir aujourd’hui, sans doute. Mais le mouvement en cours est surprenant à plus d’un titre. Il peut très bien repartir de façon explosive, à la manière imprévisible des Gilets jaunes, mais cette fois dans les entreprises. Une situation dans laquelle des militants révolutionnaires ayant la confiance de leurs camarades de travail pourraient, eux, jouer un rôle déterminant. Et ces militants existent !

Les congrès de la CGT ne sont qu’un lointain reflet de la vie syndicale réelle. Les délégués y sont bien plus choisis par les diverses instances des appareils fédéraux et départementaux que par la base, loin des préoccupations de celle-ci. Et prendre la parole à un congrès de la CGT n’est pas simple, même lorsqu’on est délégué, même lorsqu’on a déposé un amendement, puisque c’est la direction sortante qui choisit qui s’exprime à la tribune.

Il aurait pourtant été nécessaire que des voix se fassent entendre pour s’adresser à tous ceux qui pensent que c’est seulement par la lutte que les travailleurs peuvent faire reculer patronat et gouvernement. Pour faire valoir que, au niveau actuel de la mobilisation, c’est la grève générale qui est à l’ordre du jour, qu’il ne faut pas tergiverser et tout faire pour aller dans ce sens. Pour affirmer que l’unité du monde du travail, l’unité dans les luttes n’a rien à voir avec l’unité des appareils, mais qu’au contraire le mouvement aurait tout à gagner à faire reposer son organisation sur les travailleurs eux-mêmes, quelle que soit leur étiquette syndicale, qu’ils soient syndiqués ou non. Enfin que les militants de la CGT attachés à la lutte de classe ont tout à gagner à réunir leurs camarades de travail dans des assemblées générales pour qu’ils décident eux-mêmes des formes de leur mouvement, bref à se montrer les meilleurs défenseurs de la démocratie ouvrière.

Ce seraient là d’autres perspectives que simplement devoir choisir entre une dirigeante féministe et écolo, et une, ou un autre, réputé combatif.

Jean-Jacques Franquier


Quand les mouvements sociaux empêchent de recentrer en rond…

Le 45e congrès avait eu lieu du 3 au 8 décembre 1995, en pleine mobilisation contre le Plan Juppé sur les retraites – déjà ! Mouvement qui, rappelons-le, avait contraint Chirac-Juppé à retirer le fameux plan ! Déjà, alors, un débat qui avait agité le congrès : faut-il appeler à la grève générale ? Le congrès avait préféré la formulation plus ambiguë : mettre le pays à l’arrêt, ah non, pardon, généralisation des grèves… Mais n’oublions tout de même pas que c’est le dirigeant de la CGT des cheminots, Bernard Thibault lui-même, qui avait, dans la nuit du 14 au 15 décembre, après un accord boiteux avec le ministre des Transports, donné la consigne à tous les syndicats CGT de mettre fin à la grève.

Le 47e congrès s’est tenu du 22 au 28 mars 2003, alors que commençait la grève des enseignants contre la réforme Fillon sur les retraites de la Fonction publique, grève qui s’est étendue à l’ensemble de la Fonction publique, de grandes entreprises du secteur privé commençant à rejoindre les énormes manifestations.

Le 48e congrès s’est déroulé du 24 au 28 avril 2006, quelques jours seulement après que le Premier ministre d’alors, Dominique de Villepin, eut abandonné le projet de contrat première embauche (CPE) le 10 avril.

Le 49e congrès s’est tenu du 7 au 11 décembre 2009, en pleine grève générale en Guadeloupe et en Martinique – là-bas, la CGTG et la CGTM n’hésitaient pas non seulement à appeler à la grève générale, mais à l’organiser !

Le 51e congrès s’est tenu du 18 au 22 avril 2016, en pleine mobilisation contre la loi Travail de Hollande-Valls-El Khomri.

Le 52e congrès a eu lieu du 13 au 17 mai 2019, quand le mouvement des Gilets jaunes était sur le déclin, mais bien frais dans toutes les mémoires !

 


 

Notes

1 Cette mention, qui avait remplacé en 1902 « l’abolition du salariat », n’a disparu des statuts de la CGT qu’en 1969.

2 Pour donner une idée de la teneur des débats lors de ce 46e congrès, citons Christian Laroze, alors à la tête de la fédération CGT du textile, qui de la tribune du congrès (cité par Le Monde du 6 février) déclarait : « Les salariés du public vont bientôt découvrir, avec les 35 heures, la flexibilité intense telle qu’on la subit, dans l’industrie, depuis dix ans. […] Pendant qu’ils géraient les évolutions de carrière et les augmentations salariales, nous subissions, nous, les licenciements massifs et les délocalisations. Aujourd’hui, ils espèrent avoir les 35 heures sans perte de salaire et sans flexibilité. Faut pas rêver ! »

3 Tribune publiée dans Le Monde du 5 juin 2018.

4 http://www.documentdereflexion53eme.org/