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1994 : le dernier génocide du XXe siècle

« Dans ces pays-là, un génocide n’est pas trop important », François Mitterrand, président de la République française

 

Entre le mois d’avril et le mois de juillet 1994, le gouvernement rwandais commettait le dernier génocide du XXe siècle, tuant 800 000 hommes, femmes et enfants membres de la minorité tutsie.

En plein pendant les massacres, le ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, évoquait à l’Assemblée nationale une « guerre tribale », tandis que, quelques mois plus tard, au sommet franco-africain de Biarritz, Mitterrand évoquait « des chefs locaux » réglant « des comptes à coup de machettes ».

Les dirigeants français, de gauche comme de droite (le pays était alors en période de cohabitation), minimisaient ainsi le rôle du gouvernement qu’ils avaient pourtant reçu et soutenu tout au long du génocide, et la réalité même du génocide, en se cachant derrière une vision raciste et condescendante des pays et sociétés d’Afrique.

La notion d’ethnies et le Rwanda avant la colonisation

Jusque dans les années 1950, journalistes et hommes politiques n’avaient pas de complexes à parler de « races » et de « tribus » à propos des peuples d’Afrique. Évolutions des mentalités et mouvements de décolonisation obligent, leur vocabulaire s’est quelque peu édulcoré. Parler « d’ethnies » semble ainsi plus « scientifique »… mais montre cependant tout autant de préjugés.
Le terme même est difficile à définir, il suppose un regard classificateur, hiérarchique, des déterminismes génétiques « naturels ». Bien que beaucoup employé, il renvoie à des constructions artificielles, avec en Afrique des noms souvent inventés par les colons.

Certes, la notion existait avant la colonisation, notamment dans les actuels Rwanda et Burundi où l’on en trouvait trois : les Tutsis, les Hutus et les Twas. Mais cette division était avant tout socioéconomique : les Tutsis étaient des éleveurs nomades, les Hutus, des agriculteurs sédentarisés et les Twas des artisans. Ces trois populations partageaient la même langue et les mêmes croyances, elles pouvaient se retrouver dans des mêmes familles ou clans. Seule une petite aristocratie tutsie prétendait rester à l’écart des « mélanges » pour conserver le pouvoir.

La colonisation et les transformations sociales

C’est sur cette aristocratie que se sont appuyées les puissances coloniales, d’abord allemande, puis belge après la Première Guerre mondiale.

La laissant au pouvoir, les colons belges lui ont même permis de construire un État fort, centralisé et autoritaire, d’annexer de petits royaumes tutsis du Nord-Ouest, mais tout en servant les intérêts de la puissance coloniale.

Travaux obligatoires, cultures converties pour l’exportation vers la Belgique et l’Europe, brutalités diverses étaient le lot de la paysannerie, majoritaire, du pays. Une minorité assimilée, francophone et convertie au catholicisme, avec même un clergé tutsi, servait d’intermédiaire entre la population et les colons (ou « Bazungu »).

Afin d’appuyer cette division, ceux-ci ont imposé en 1931 la mention de l’ethnie sur les papiers d’identité. Du fait du métissage général, il n’était pas aisé de se définir comme Tutsi, Hutu ou Twa. Le choix s’est donc le plus souvent opéré sur le seul critère de la profession, rendant donc les Hutus largement majoritaires.

La décolonisation et le début du conflit

C’est ainsi à la fois contre l’élite tutsie et les Bazungu qu’a été menée la guerre d’indépendance de 1959 à 1963. Des massacres de milliers de Tutsis conduisirent à l’exil de plus de 150 000 personnes, majoritairement assimilées à cette ethnie, dans les pays voisins, au Zaïre (actuelle République démocratique du Congo), en Tanzanie, au Burundi et en Ouganda.

La Belgique, qui ne souhaitait pas perdre sa mainmise, laissa se dérouler la « révolution sociale », c’est-à-dire le renversement de la monarchie tutsie. Elle prit parti pour une élite intellectuelle hutue formée dans les écoles catholiques, à qui elle transféra le pouvoir en 1962.

Bien décidé à prendre la place de l’ancienne élite, le nouveau gouvernement s’appuya sur une haine prétendument « historique » et même sur une idéologie raciale. Il ne modifia en rien le type de développement économique du pays, très majoritairement agricole et tourné vers l’exportation en l’Europe (thé et café notamment). La nouvelle bourgeoisie marchande hutue constitua de grandes exploitations commerciales, faisant grandir d’année en année le nombre de jeunes paysans et paysannes sans terres et la dépendance alimentaire du pays.

Dans les années 1960 et 1970, l’impérialisme français prit peu à peu la place de l’impérialisme belge dans la région. En 1975, la France et le Rwanda du président Habyarimana signèrent des accords de coopération militaire.

Le contexte du début des années 1990

Le 1er octobre 1990, le Front patriotique rwandais (FPR), créé par des réfugiés tutsis en Ouganda, avec l’aide de l’opposant au pouvoir zaïrois Laurent-Désiré Kabila (futur président de la RDC), pénétrèrent dans l’ouest du pays, déclenchant une guerre faute d’avoir obtenu le droit au retour. Parmi ses principaux dirigeants se trouvait le futur (et actuel) président Paul Kagame.

En décembre suivant, le périodique Kangura (« Réveillez-le »), proche du gouvernement, publiait les « dix commandements du Hutu », appelant à la ségrégation et à la violence contre les Tutsis. En couverture se trouvait une photo de Mitterrand, avec comme sous-titre : « Un véritable ami du Rwanda. C’est dans le malheur que les véritables se découvrent. »

Dans ce contexte de guerre entre le FPR et les Forces armées rwandaises (FAR), entraînées par la France, avec l’appui de milices d’extrême droite hutues, la baisse du cours du café en 1991 provoqua une crise alimentaire, une grande partie de la population n’ayant plus les moyens de se nourrir. Le gouvernement désigna la minorité tutsie comme responsable de la crise, de l’accaparement des richesses, et « ennemie du peuple ».

En 1993, enfin, la France laissa sa place à l’ONU dans sa mission d’aide militaire au régime hutu, tout en restant très présente au Rwanda.

Le début du génocide

Le 6 avril 1994, un attentat abattit l’avion présidentiel dans lequel se trouvaient le président rwandais, Juvénal Habyarimana, et celui du Burundi, Cyprien Ntaryamira. Attribué au FPR, l’attentat pourrait aussi avoir été commis par une frange extrémiste du mouvement « Hutu power », craignant un accord avec le FPR.

Tout en annonçant la nouvelle, les médias proches du Hutu power lancèrent un appel au meurtre des Tutsis, et même des Hutus non extrémistes. Ainsi, le colonel Bagosora, ancien élève de l’École de guerre française donna-t-il selon toute probabilité l’ordre d’assassiner les dirigeants politiques qui auraient pu s’opposer à un génocide. Il dirigea ensuite les réunions de constitution du Gouvernement intermédiaire rwandais (GIR), auxquelles assista l’ambassadeur français Jean-Michel Marlaud. Le GIR regroupa des dirigeants des tendances Hutu power de plusieurs partis, ce que constata Marlaud, tout en se déclarant « assez satisfait » de sa constitution.

Ce soutien de facto de la France eut de lourdes conséquences sur le déroulement du génocide. Au niveau national, il permit au GIR de se légitimer et de rallier à lui les responsables militaires hésitants. Sur le plan international, la France soutint le GIR à l’ONU. Son représentant s’installa même au Conseil de sécurité, puisqu’un siège non permanent était alors attribué au Rwanda. La politique menée par le GIR le fut intégralement en collaboration avec Paris.

Le 27 avril, le ministre des Affaires étrangères, Jérôme Bicamumpaka, et son directeur des affaires politiques, Jean Bosco Barayagwiza, secrétaire du comité exécutif de la Radio des Mille Collines, clé de voute de l’organisation du génocide, furent reçus à Paris par Mitterrand, Juppé et par le Premier ministre Édouard Balladur.

L’ambassadeur Marlaud n’a eu de cesse de défendre le gouvernement. Le 17 mai, a l’ONU, la France refusa de voter un embargo sur les armes, considérant qu’il ne pénaliserait que les forces gouvernementales contre les avancées du FPR.

Le déroulement du massacre

Surfant sur la misère et une haine fabriquée, le gouvernement et les milices agissaient par le biais direct de la population civile. C’est elle qui fut souvent chargée du travail d’extermination.

Chaque jour, des paysans hutus armés de machettes se rendaient chez leurs voisins tutsis pour les massacrer. Certes, la pression des milices présentes dans les villages incitait à obéir, puisque les hutus non extrémistes étaient également sur la liste des personnes à éliminer.

Cette technique redoutable ne venait pas de nulle part : les instigateurs du génocide avaient été formés par des stratèges militaires français. La France, comme l’ONU et la Belgique, n’a pas seulement laissé faire le génocide, comme l’a reconnu Macron. Elle l’a soutenu.

Et lorsque la victoire du FPR sur les FAR devint imminente, l’ambassade de France organisa la fuite des dirigeants extrémistes hutus, cachés parmi les deux millions de civils qui quittaient le pays, sous le nom de l’opération « Turquoise » qualifiée d’« humanitaire » et mandatée par l’ONU.

La présence de ces responsables déclencha des massacres dans les camps de réfugiés hutus du Zaïre, par les milices tutsies et celles des rebelles zaïrois. Des événements que les autorités françaises et certains médias ont utilisé pour prétendre qu’il y aurait eu un « double génocide », pour renvoyer dos-à-dos les violences commises « des deux côtés », et ainsi minimiser le rôle du gouvernement génocidaire et de ses complices français.

Le bilan final, avec les victimes indirectes, les massacres et règlements de comptes ultérieurs, est de près d’un million de morts, laissant un pays détruit physiquement, économiquement et socialement.

Le capitalisme sème la mort

Les dirigeants issus du FPR ont certes pris leurs distances avec la France, au moins jusqu’à ce que Macron accepte une reconnaissance bien en deçà des véritables responsabilités de Paris. Mais ils n’ont en aucun cas remis en cause l’organisation sociale du pays et les méthodes de gouvernement autoritaires et brutales dont ils ont hérité.

La responsabilité de Kagame dans les massacres de masses commis aujourd’hui en République démocratique du Congo par le mouvement du M23, dont il est le « parrain », le rappelle : tant que l’économie des pays du « Sud » sera tournée vers les intérêts des pays impérialistes, tant que le pouvoir sera dans les mains d’une minorité de possédants agissant de concert avec les grandes puissances, les peuples ne connaîtront que la violence, la souffrance et la mort.

Jean-Baptiste Pelé

 

Lire aussi sur notre site : Trente ans après le génocide des Tutsis au Rwanda, quelle reconnaissance de la complicité de la France ?

 


 

 

Bibliographie

  • François-Xavier Verschave, Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda, La Découverte, 1994.
  • Mehdi Ba, Rwanda, 1994, un génocide français, L’Esprit frappeur, 1997.
  • Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l’ethnisme : Rwanda et Burundi, 1990-1996, Karthala, 1997.
  • Dominique Franche, Rwanda, généalogie d’un génocide, Les petits libres-Mille et une nuits, 1997.
  • Gérard Prunier, Rwanda 1959-1996, histoire d’un génocide, Dagorno, 1997.
  • Peter Ulvin, L’aide complice ? Coopération internationale et violence au Rwanda, L’Harmattan, 1999.
  • Monique Mas, Paris-Kigali 1990-1994 : lunettes coloniales, politique du sabre et onction humanitaire pour un génocide en Afrique, L’Harmattan, 1999.
  • Jacques Morel, Calendrier des crimes de la France outre-mer, L’Esprit frappeur, 2001.
  • Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable, la France au Rwanda, les Arènes, 2004.
  • François Graner, Le sabre et la machette : officiers français et génocide tutsi, Tribord, 2014.
  • Florent Piton, Le génocide des Tutsi du Rwanda, La Découverte, 2018.
  • Guillaume Ancel, Rwanda, la fin du silence, témoignage d’un officier français, Les Belles lettres, 2018.