Nouveau Parti anticapitaliste

Nos vies valent plus que leurs profits

Quelle démocratie voulons-nous ?

Après sa validation par le Conseil constitutionnel, la réforme des retraites a été promulguée dans la nuit même. Pour les dizaines de millions de personnes opposées au projet, pour les millions qui se mobilisaient, c’est une insulte de plus, une déclaration d’impunité du pouvoir.

Côté Macron, c’est la brutalité qu’on lui connaît bien. « Vous êtes élu par qui ? », répondait-il à un militant écologiste au Salon de l’agriculture, le 25 février, qui l’adjurait : « Ce sont nos vies qui sont en jeu », « Vous menez des millions dans le gouffre. » Même ligne de défense chez Élisabeth Borne, qui a déclaré par deux fois, alors que le pays était couvert de manifestations : « Nous sommes arrivés au terme du cheminement démocratique [de la réforme]. »

Démocratique ? Mais quelle démocratie, où une mesure rejetée par 70 % de la population est appliquée à renforts de gaz, de grenades, et de coups de matraque pour faire taire toute contestation ? Au soir du passage de la loi au moyen du 49.3, c’était déjà le sentiment général : on décide sans nous et contre nous.

Manèges politiciens, méandres institutionnels

Les politiciens à gauche (ou même à l’extrême droite) se sont indignés du « déni de démocratie ». Mais si la majorité des commis du patronat qui composent l’Assemblée avait voté la loi, conformément à leurs propres programmes respectifs, celle-ci aurait-elle été plus démocratique ? C’est seulement la mobilisation sociale qui les a fait hésiter, et ils se tiennent prêts à en voter des pires. Tout comme c’est la mobilisation qui a fait que, dans l’Assemblée, la motion de censure a failli faire basculer le gouvernement et… le remplacer aussitôt par un autre. De gauche, de droite ou d’extrême droite, il suffit de jeter un œil dans le passé ou à l’étranger pour voir qu’il n’y a rien de bon à attendre de la politique institutionnelle.

On décide toujours sans nous. Le référendum d’initiative partagée, le RIP, que la Nupes a mis en avant, est un processus à la lenteur interminable, une question fermée, formulée par d’autres que nous : vous préférez 62 ou 64 ans ? En fait, nous n’avons jamais la parole, ou alors dans des « grands débats » faits pour brasser de l’air, dans des conventions citoyennes, dont les travaux sont enterrés dès qu’ils dérangent un peu, comme celle pour le climat.

Autant d’éléments pour juger les idées de certains à gauche, et notamment à la France insoumise, pour qui le problème démocratique réside dans la forme de la Ve République. Mais la forme des institutions ne change rien au fond du problème : qui a le pouvoir dans cette société ? Le pouvoir ne se cache pas dans un bulletin de vote. Il n’est pas ni ne peut être séparé en une très constitutionnelle trinité législative, exécutive et judiciaire. Il est tout entier dans les mains de ceux qui possèdent tout. Tant que cette classe ne sera pas menacée dans son existence, l’État restera « un comité qui gère les affaires communes de toute la bourgeoisie » (Marx).

La démocratie bourgeoise, c’est la dictature d’une classe parasite

Certes, l’État français se présente sous une forme démocratique. Mais cette démocratie est une démocratie du CAC 40. Les étrangers qui travaillent ici et paient des impôts sont des millions à ne pas avoir le droit de vote. Quant aux travailleurs qui ont des papiers français, et donc le droit de vote, ils peuvent choisir qui les piétinera tous les cinq ans, oui, mais ils n’ont pas le droit de trop y réfléchir. Où est le temps disponible pour s’occuper de politique, c’est-à-dire des affaires de tous, où sont les lieux pour se réunir ?

Là où l’on passe une grosse partie de sa vie, au travail, il n’y a aucune démocratie. L’entreprise est le lieu de la dictature patronale. La politique y est interdite. Comme dans l’État, il y a des consultations bidon des salariés, ou du « dialogue social » : des tampons qui ne masquent pas que le patron a tout pouvoir pour régir l’activité de ses salariés.

« Vous menez des millions dans le gouffre. » Mais Macron n’est pas tout seul. C’est toute la classe capitaliste qui nous mène dans le mur. En France, sous leur contrôle, pendant que la richesse produite par la société augmente, l’hôpital est dégradé, des lits ferment en pleine pandémie mondiale ; les transports publics sont laissés pour compte, la route remplace le train, beaucoup moins polluant, pour satisfaire les flux tendus du zéro stock, la maintenance des réseaux est réduite au minimum ; l’éducation est détériorée année après année, on recrute des profs en une demi-heure en entassant le plus d’élèves possible dans les classes. On prive les uns de travail pendant que ceux qui peuvent travailler travaillent trop longtemps pour fabriquer des armes, des logements vides, de la nourriture qu’on jette. Ce gâchis est d’autant plus criminel qu’il se fait aux dépens d’une nature qu’on rend de plus en plus inhabitable.

Tout le monde le sait. Les solutions sont connues. Mais qui écoute les scientifiques en haut lieu ? Rien n’est fait. Lors de la crise du Covid, les gouvernements ont tout fait pour sauver les marchés financiers, pendant que la solidarité élémentaire et la débrouille des travailleurs, soudain dits essentiels, palliaient les manques. Et lorsque les scientifiques du monde entier ont collaboré pour trouver un vaccin en un temps record (après des années de recherches académiques quasiment pas financées car ça n’intéressait pas les grands groupes pharmaceutiques), la vaccination mondiale, urgente, a dû attendre devant le taux de profit des actionnaires de Pfizer ou Moderna.

La bourgeoisie est une classe parasite, qui ne produit rien, mais qui décide de tout ; dans le même temps, les travailleurs font tout, mais ne décident de rien. C’est là qu’est la crise démocratique, c’est ce qui révulse toujours plus : c’est la prise de conscience actuelle d’une large partie de la population. Qui croit encore aux vertus du capitalisme ?

Leur démocratie et la nôtre

Sortir dans la rue, dire non, c’est le premier pas dans ce sens. « On a très bien compris et on n’est pas d’accord », pouvait-on lire sur des pancartes au début du mouvement, quand le gouvernement prétendait encore faire de la « pédagogie ». Au-delà de ce refus élémentaire, c’est par une mobilisation persistante, massive, que des millions de gens ont déclaré explicitement leur aspiration à autre chose, à décider eux-mêmes. Les discussions qui ont émaillé ce mouvement (pas seulement dans les manifs ou les AG d’ailleurs) ont montré que nous avions toutes et tous notre mot à dire. C’est un des acquis du mouvement, cette politisation massive de millions de gens en lutte.

Mais cette aspiration à une véritable démocratie reste à réaliser. Même notre propre lutte, nous n’en avons pas encore le contrôle : sa direction est aux mains d’une intersyndicale dont les décisions sont prises par des discussions au sommet entre appareils, sans consulter manifestants et grévistes.

Prendre le contrôle de notre lutte à tous les niveaux, ce serait pourtant la condition pour que la force potentielle que l’on sent dans la mobilisation devienne notre force collective. Notamment dans les grèves, car c’est en arrachant du temps à l’exploitation que l’on se donne le mieux la capacité de débattre, décider collectivement et réaliser dans la pratique les tâches qui se posent à nous. Militer et étendre la grève, la coordonner avec d’autres, défendre un piquet contre la police, décider de la reconduction, autant de problèmes qui nécessitent des discussions serrées. Cela passerait par des AG, par des comités de lutte ou de grève, par des « interpros », réunis aussi souvent que possible et nécessaire. Par des coordinations de ces secteurs en lutte et organisés à la base, centralisés au niveau national pour donner une direction consciente au mouvement d’ensemble : à travers l’élection de délégués élus, révocables à tout moment, qui rendent régulièrement des comptes.

À quand enfin une véritable démocratie, le pouvoir révolutionnaire des travailleurs ?

Avec en horizon l’objectif, quels que soient les termes employés, d’une coordination internationale. Les contestations en Allemagne, en Angleterre et ailleurs ne serait-ce qu’en Europe, posent les mêmes problèmes qu’en France. Et on peut regarder encore au-delà : contestations révolutionnaires en Iran, en Algérie, au Sri Lanka… Le capitalisme ravage la planète entière et, sur la planète entière, on se révolte, face aux répressions les plus brutales. Malgré ce qu’en disent tous les défenseurs des frontières et de la « souveraineté nationale », nous avons un intérêt vital à nous unir. Face à la répression internationale de la bourgeoisie qui gendarme le monde avec ses armées ou face aux catastrophes écologiques que l’on ne peut résoudre qu’au niveau mondial.

Les travailleurs savent ce qu’ils font. Réunis en coordinations interprofessionnelles par exemple, ils auraient les moyens de balayer les sacs de nœuds de l’intérim et de la sous-traitance, d’ignorer les caprices des places boursières, de centraliser et organiser l’activité en fonction du processus de travail réel, tout le long de la chaîne, d’évaluer les besoins relatifs des différents secteurs de l’économie et de la population : par exemple, fermer des banques et des commissariats pour ouvrir des crèches et des écoles. Cela pourrait commencer par les réponses aux problèmes les plus urgents : exiger de rendre publics les comptes du patronat pour contrecarrer l’inflation en augmentant les salaires ; interdire les licenciements et partager le temps de travail ; briser le secret industriel ; imposer la liberté de circulation ; réquisitionner les logements vides…

Des mesures qui disputeraient à la bourgeoisie son pouvoir politique, qui pourraient transformer la démocratie dans la mobilisation en démocratie tout court : en pouvoir d’État prolétarien pour réorganiser démocratiquement la société dans l’intérêt de tous. Un tel État se dresserait contre la propriété des patrons au lieu de la protéger. Une démocratie « directe » au sens où il n’y aurait pas de frontière entre ceux qui proposent, qui discutent, qui seraient aussi ceux qui mettent en œuvre et contrôlent à toutes les échelles leurs décisions. Une démocratie révolutionnaire qui réduise au minimum les procédures bureaucratiques, les chicanes juridiques faites pour paralyser l’activité des masses en lutte, et qui se base au contraire sur l’implication du plus grand nombre de travailleurs dans les affaires politiques : là où se trouveront les forces pour bâtir une nouvelle société.

Gaspard Janine