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La direction sortante chahutée et désavouée au 53e congrès de la CGT

« Camarade Philippe Martinez, qui t’a donné mandat pour parler de médiation alors que les travailleurs sont dans la rue ? » Cette interpellation largement applaudie d’une congressiste donne le ton de ce congrès CGT. La direction sortante a été malmenée par les congressistes, au point que son bilan d’activité a été rejeté, par une courte majorité certes, mais rejeté. Du jamais vu dans un congrès confédéral de la CGT…

Une direction bousculée par un congrès dopé par le mouvement contre la réforme des retraites

L’appareil dirigeant s’est donc fait chahuter ; et Marie Buisson, qui était supposée assurer la succession de Philippe Martinez, a dû laisser la place – comme quoi, il n’y a pas que dans les gouvernements que les fusibles sautent… D’un autre côté, les opposants les plus connus – Olivier Mateu, le secrétaire général de l’UD des Bouches-du-Rhône, ou Emmanuel Lépine, le secrétaire de la fédération de la Chimie – ne font pas partie de la Commission exécutive nationale élue alors qu’ils avaient clairement fait acte de candidature ; les militants de la CGT peuvent les apprécier ou non, mais personne ne peut nier qu’ils sont représentatifs de secteurs importants de la CGT, comme les votes du congrès l’ont d’ailleurs montré. Quant à celle qui a été présentée un temps comme une opposante « raisonnable » à la ligne défendue par l’appareil dirigeant et semblait incarner une « synthèse », Céline Verzeletti, elle n’a pas non plus été choisie.

Difficile de savoir quel signal envoie l’élection à la tête de la confédération de la secrétaire de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens, Sophie Binet, véritable dea ex machina qui a fourni une issue à un congrès autrement bien mal engagé. Peut-être simplement le fait de ressouder le congrès autour d’une candidature à la fois féminine et moins marquée par la direction sortante, une candidature clôturant un congrès qui a fini par adopter largement un document d’orientation expurgé de tout ce qui fâchait.

On ne peut certes que se féliciter qu’une femme soit portée à la tête de l’organisation syndicale la plus influente dans les luttes sociales – en bien comme en mal… après 128 ans d’existence. Mais le fait qu’une femme soit placée à la direction de la CGT ne dit évidemment rien de la politique qu’elle va mener.

Les enjeux : pas les mêmes vus par les appareils ou par les militants

Les débats du congrès1 ont été tendus. Un constat entendu de la part de délégués comme de militants ayant suivi le congrès en vidéo : on a vu qu’il y avait deux CGT – celle qui veut sa transformation en syndicat de concertation dans le genre de la CFDT et celle qui refuse cette évolution.

La direction du congrès a tout verrouillé de façon extrêmement bureaucratique. Rien de nouveau à un congrès CGT, mais cela a sans doute été plus marquant cette année où le refus de la ligne confédérale était plus important. La durée annoncée des débats a tous les jours été réduite de moitié et de nombreux délégués dont l’intervention avait été retenue – les intervenants sont triés sur le volet – n’ont ainsi pas pu parler. Tout cela pour faire chaque jour une large place à… des groupes de théâtre et de poésie : on a beau apprécier les spectacles culturels, les délégués étaient venus pour débattre ! Beaucoup d’entre eux sont rentrés frustrés, en colère et ont vraiment eu le sentiment que tout a été fait pour que la parole ne soit pas aux congressistes.

En ligne de mire de ces militants : quelle est la place de la CGT dans le mouvement actuel et, plus généralement, dans les luttes. C’est que de nombreux militants apprécient peu que Philippe Martinez se soit volontairement mis en retrait derrière Laurent Berger, le responsable de la CFDT, alors que, dans les cortèges comme dans les grèves, ce sont bien plus les militants de la CGT – de Sud ou de la FSU aussi, mais pas vraiment de la CFDT – qui sont actifs et visibles.

Les projets de recentrage de la CGT remontent à loin. Dès 19952, Louis Viannet avait mis en avant le « syndicalisme rassemblé », appellation qui signifiait une volonté de rapprochement avec la CFDT dont les militants les plus combatifs dans l’esprit de Mai 68 avaient été mis à l’écart ou exclus dès 1978. Mais, déjà en 1995, le congrès de la CGT s’était passé en pleine mobilisation de l’automne 1995 contre le plan Juppé sur les retraites, bousculant les rêves de « sagesse » de l’appareil dirigeant. Il en a d’ailleurs été de même à pratiquement tous les congrès de la CGT qui se sont tenus depuis. Comme quoi, quand ça ne veut pas, ça ne veut pas !3

Les projets de l’appareil sont relativement clairs depuis un bon moment. Est-ce cette politique que Sophie Binet conduira ? Pas si simple au vu de la façon dont le congrès s’est passé et alors que le refus de cette ligne ne fait que se grandir d’un congrès à l’autre.

Bien sûr, les militants et surtout les responsables qui s’opposent à ce qu’ils appellent une « ligne réformiste » dans la CGT ne sont pas tous aussi radicaux qu’ils voudraient le faire croire, loin de là ! Leur syndicalisme est souvent tout aussi bureaucratisé que celui des Martinez et, sous une forme peut-être plus combative, ils défendent des objectifs tout aussi réformistes, quand ce n’est pas corporatistes. Beaucoup d’entre eux opposent démocratie syndicale et démocratie ouvrière, autrement dit s’opposent à toute forme d’organisation dans la lutte des travailleurs eux-mêmes, estimant que la direction des luttes revient de droit aux militants syndicaux et à leurs appareils. Et il n’est pas certain du tout que, s’ils étaient aux postes de commande de la confédération, leur politique et leurs objectifs seraient fondamentalement différents de ceux de l’appareil en place. De ce point de vue, les voix affirmant que les travailleurs, pour engager le fer avec le patronat et le gouvernement, doivent diriger eux-mêmes leurs luttes sont encore bien faibles et peu coordonnées. Cela dit, quelles que soient leurs raisons, il reste que les opposants à la ligne confédérale font de plus en plus recette, preuve qu’ils traduisent à leur manière un sentiment présent chez les militants les plus combatifs de la CGT.

Mais il n’empêche, voir le train-train de bureaucrates syndicaux bousculé par un congrès électrisé, ça fait plaisir. Et, pour ceux qui rêvent de militants CGT bien dociles, ce n’est pas gagné !

Marielle Touré, Jean-Jacques Franquier


 

1 Les vidéos des séances du 53e congrès sont visibles sur la chaîne YouTube de la CGT : https://www.youtube.com/@laCGTvideo/videos

2 On peut évidemment remonter bien plus haut dans l’histoire de la CGT. Le congrès de décembre 1944 adopta comme slogan : « Produire d’abord, revendiquer ensuite », les militants de la CGT se transformant alors en supplétifs de la hiérarchie des entreprises. Plus loin encore, en 1936, la CGT emboîta au secrétaire général du Parti communiste, Maurice Thorez, qui expliqua : « Il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue », alors que quasiment toutes les usines, toutes les entreprises du pays étaient en grève et occupées. Le 37e congrès de novembre 1969 entérina la suppression de l’article 1 des statuts qui prônait l’abolition du salariat. On ne parlait peut-être pas de « recentrage », mais la CGT s’intégrait toujours davantage dans la société capitaliste, comme tous les syndicats, d’ailleurs.

3 Voir les articles d’analyse sur la préparation du 53e congrès sur notre site : https://nouveaupartianticapitaliste.fr/congres-de-la-cgt-quy-a-t-il-derriere-les-querelles-de-succession/