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Portugal. Il y a 50 ans, la Révolution des Œillets

Une chronologie des événements

Le 25 avril 1974, à l’initiative d’un groupe de jeunes officiers groupés autour du Mouvement des forces armées (MFA), les troupes convergèrent sur Lisbonne, obligeant le Premier ministre, Marcelo Caetano, à s’enfuir, mettant ainsi un terme à la plus vieille dictature d’Europe1. Ce coup d’État ouvrit une longue période d’un peu plus de deux ans pendant laquelle ouvriers et paysans s’éveillèrent aux luttes politiques, imprimant un tour plus radical à la Révolution des Œillets. De ce fait, les événements qui ont suivi le 25 avril 1974 furent scrutés partout dans le monde. La chute de la dictature portugaise a d’ailleurs convaincu les dirigeants espagnols et grecs d’orienter leur pays vers la fin de la dictature avant d’y être contraints par des mouvements qu’ils ne contrôleraient pas.

Ci-dessous, une chronologie des principaux événements.

  • Été 1973 – Naissance du Mouvement des forces armées (MFA) en réaction à des décrets-lois lésant la carrière des capitaines et officiers subalternes. Rapidement, le MFA se transforme en mouvement politique (clandestin) d’officiers hostiles à la poursuite des guerres coloniales dont l’échec leur est attribué. Ses principaux dirigeants sont Otelo de Carvalho et Salgueiro Maia. Le général Spinola – ancien gouverneur militaire en Guinée-Bissau en 1968 puis 1972, hostile à la poursuite des guerres coloniales – multiplie les contacts avec le MFA, exhortant ses chefs à rester dans la légalité.
  • 22 février 1974 – Spinola – nommé en janvier 1974 vice-chef de l’État-Major des forces armées avant d’être écarté, avec un autre général, Costa Gomes, pour ses positions sur la poursuite des guerres coloniales – publie un livre, Le Portugal et l’avenir. Dans ce livre, édité par un des plus gros groupes capitalistes portugais, il exprime le désaccord d’une partie de la hiérarchie militaire et de la grande bourgeoisie portugaise sur la poursuite des guerres coloniales en Guinée-Bissau, en Angola et au Mozambique.
  • 25 avril 1974 – La radio diffuse la chanson Grândola, Vila Morena, chanson interdite par le régime : c’est l’annonce de la mise en route vers Lisbonne des troupes. Le MFA prend la tête d’un coup d’État qui renverse la dictature de Marcelo Caetano. Ce dernier s’exile en Espagne puis au Brésil. Spinola assume le coup d’État et se porte à la tête de la Junte de salut national mise en place par le MFA, cautionnant ainsi aux yeux de la bourgeoisie le mouvement des « capitaines d’Avril ».Le programme du MFA se résume dans « les trois D » : démocratiser, décoloniser, développer. Le MFA s’engage à organiser des élections libres dans les plus brefs délais.

    La population portugaise, à laquelle le MFA a demandé à plusieurs reprises par radio de rester chez elle, envahit les rues de Lisbonne et des grandes villes et fraternise avec les soldats. À Lisbonne, l’un des points centraux des rassemblements est le marché aux fleurs, où abondent les œillets. Certains militaires mettront des œillets dans le canon de leur char, symbole qui a donné son nom à la « Révolution des Œillets », tandis que Grândola, Vila Morena en devient le symbole sonore. Cette irruption de la population ne se démentira pas pendant les mois qui ont suivi le 25 avril.

    La Pide, devenue DGS en 1969 mais que tout le monde appelle encore Pide, la sinistre police politique de la dictature, haïe de tous, tire sur les manifestants, faisant quatre morts, les seuls de cette journée. Certains de ses membres sont poursuivis dans les rues par les manifestants. La Pide est démantelée le 26 avril, ses responsables arrêtés – et donc, dans une certaine mesure, protégés de la colère populaire.

  • 1er mai 1974 – Des centaines de milliers de manifestants envahissent les rues de Lisbonne. Alors que la dictature de Salazar-Caetano réprimait brutalement toute revendication ouvrière, les manifestants mettent en avant des revendications sur le retour des libertés publiques et des augmentations de salaire. Alvaro Cunhal, le dirigeant du Parti communiste portugais, seul parti disposant de nombreux militants (clandestins) dans les entreprises, est rentré au Portugal le 30 avril et s’affiche à la tribune. Mário Soares, dirigeant en exil d’un Parti socialiste alors inexistant dans le pays, rentré le 29, est à ses côtés.Cette journée donne le ton de ce qu’attendent les classes populaires portugaises de la Révolution des Œillets : une aspiration à une autre société, une société socialiste.

    La droite portugaise est incapable de mettre en avant des chefs qui ne soient pas discrédités par leurs compromissions avec la dictature déchue. Mário Soares exploitera cette situation pour être le leader « modéré » par substitution.

  • De mai à septembre 1974 – Spinola est choisi par la Junte pour devenir, le 15 mai, Président de la République. Dans les mois qui suivent, de nombreuses grèves éclatent dans le pays, imprimant son caractère populaire à la révolution politique qui a mis fin à la dictature. Le gouvernement mis en place par la Junte est déstabilisé par les mouvements sociaux. Le 18 juillet, le Premier ministre, l’intellectuel Palma Carlos, est remplacé par le général Vasco Gonçalves, réputé proche du Parti communiste. Spinola s’oppose de plus en plus aux positions du nouveau régime, tant face aux grèves que sur la politique coloniale. Alors que le MFA veut l’indépendance des anciennes colonies portugaises, Spinola lui préfère l’établissement d’une grande fédération regroupant autour du Portugal des entités plus ou moins autonomes et prône la poursuite de la guerre jusqu’à ce que les indépendantistes acceptent des conditions favorables au Portugal.
  • 28 septembre 1974Tentative de coup d’État de Spinola au nom de la « majorité silencieuse ». C’est un échec et Spinola est contraint à la démission le 30 septembre. Il est remplacé par le général Costa Gomes, lui aussi ancien dirigeant militaire éminent sous la dictature, toujours dans le souci de donner des gages à la bourgeoisie sur les intentions de la Junte.
  • 11 mars 1975 – Depuis les débuts de la Révolution des Œillets, le pays connaît une agitation sociale sans précédent et le gouvernement est sous pression. Le 11 mars, une nouvelle tentative de coup d’État conduite par des officiers d’extrême droite est mise en échec par le MFA, avec l’appui de la population. Les dirigeants militaires qui avaient initié le coup d’État sont arrêtés. Spinola, largement impliqué, se réfugie en Espagne, puis au Brésil. Ce coup d’État manqué fournit certes la preuve que le MFA contrôle toujours l’armée, mais il montre aussi que celle-ci n’est plus unanime derrière lui. D’autant que, au cours de l’année écoulée, le programme du MFA s’est radicalisé et que les « capitaines » sont bien décidés à moderniser un Portugal encore très arriéré, en particulier dans les campagnes. Si, dans son ensemble, la bourgeoisie avait vu d’un bon œil la chute du régime de Salazar-Caetano, elle aspire à voir le retour au pouvoir d’un personnel politique plus traditionnel que les jeunes officiers du MFA.C’est d’autant plus vrai que, dans cette période, les luttes sociales se radicalisent et trouvent des relais au sein du MFA. Deux jours après l’échec du coup d’État, le gouvernement provisoire nationalise les banques. Les plus gros capitalistes portugais – des membres des familles De Melo, Espirito Santo, Champalimaud – sont même arrêtés quelques heures, et le Parti chrétien démocrate, émanation de politiciens compromis avec la dictature et impliqués dans le coup d’État, est suspendu. Pour faire bonne mesure, un groupe d’extrême gauche, maoïste, le MRPP (Mouvement pour la réorganisation du parti du prolétariat) est lui interdit. Il faut dire que le radicalisme du MFA a des limites visibles. Alors qu’une partie des classes populaires est logée dans des taudis ou des bidonvilles, un mouvement d’occupation de maisons et d’appartements vides s’est développé, réprimé par le Copcon (commandement opérationnel du continent), sous les ordres d’un des instigateurs de la Révolution des Œillets, le général à la réputation de « gauchiste », Otelo de Carvalho qui le dirigeait en même temps que le commandement militaire de la région de Lisbonne.
    Il reste que, sur le plan politique, cette période, baptisée Prec (processus révolutionnaire en cours), est caractérisée par des occupations d’usines, des occupations de terres, en particulier dans l’Alentejo, la mise en place d’organes démocratiques de lutte avec l’appui d’officiers radicaux qui battent la campagne pour encourager les paysans à prendre et exploiter les latifundia plus ou moins laissées en friche par des propriétaires terriens ayant tout de féodaux.

    Le MFA avait tout misé sur l’arrivée au pouvoir des partis de gauche – Parti communiste et Parti socialiste – aux élections qu’il s’est engagé à organiser. Mais les mesures qu’il souhaite nécessiteraient bien autre chose qu’une démocratie parlementaire : ce sont toutes les relations sociales qui devraient être révolutionnées, ce que ne veulent bien entendu pas les partis de droite, pas plus que le Parti socialiste. Quant au Parti communiste, s’il s’aligne sur les positions du MFA, c’est plus pour préserver sa participation au gouvernement provisoire que pour défendre les intérêts des travailleurs en les préparant à la nécessité d’une intervention indépendante, en particulier indépendante du MFA. Dans ce contexte, le MFA cherche à institutionnaliser sa position, sorte d’arbitre au-dessus des partis et des institutions parlementaires supposées sortir de l’Assemblée constituante. C’est le sens de la transformation de la Junte de salut national en Conseil de la Révolution.

    Les tensions s’amplifient entre le Parti communiste, soutien inconditionnel du Conseil de la Révolution, étroitement associé au pouvoir pour sa capacité à encadrer la classe ouvrière et contenir sa mobilisation dans des limites acceptables par la bourgeoisie, et le Parti socialiste qui, de fait, et malgré les très nombreux ouvriers qui le soutiennent, joue le rôle « modérateur » qui aurait été dévolu aux partis de droite si leurs dirigeants n’étaient pas totalement discrédités par leurs liens avec la dictature.

  • 25 avril 1975 – Les élections à l’assemblée constituante sont un triomphe pour les partis de gauche qui, tous confondus, obtiennent près de 59 % des suffrages, quand les partis de droite, le CDS et le parti monarchiste, obtiennent un peu plus de 8 %. À gauche, le PS est le grand gagnant, avec plus de 37 % des suffrages, tandis que le PC n’en recueille que 12 %. La coalition des partis de gauche est maintenue au gouvernement provisoire. Mais les tensions entre le PS et le PC grimpent d’un cran avec ce qui deviendra l’affaire du quotidien República. Le 19 mai, les typographes du journal, en majorité membre du Parti communiste, opposés au directeur du journal membre du Parti socialiste, ont pris le contrôle du quotidien et ont sorti une édition « pirate » du journal. Le PS accuse le PC de s’en prendre à la liberté de la presse et menace de démissionner du gouvernement. Les militaires du MFA réagissent… en militaires en mettant les scellés sur les portes du journal en attendant que « l’affaire » soit réglée. Mais, fort de ses résultats électoraux, le PS refuse la levée des scellés, exigeant, au-delà de l’affaire du República, davantage de garanties de la part du MFA.
  • Été 1975 – Le système hybride qui dirige le Portugal – gouvernement provisoire avec participation des principaux partis de gauche sous l’autorité du Conseil de la Révolution dirigé par le MFA – bat de l’aile. Tandis que PS et PC s’accusent mutuellement, le MFA pourrait être tenté de se passer du « jeu des partis »… sauf que les désaccords traversent le MFA lui-même.La crise politique avive les tensions. Le 13 juillet, la permanence du Parti communiste de la ville de Rio Major est incendiée. Cette attaque est suivie de nombreuses autres dans le Nord du pays. L’Église se tient derrière les groupes d’extrême droite passés à l’action.

    Fin août, le MFA décide seul de démettre le Premier ministre, le général Vasco Gonçalves, réputé proche du Parti communiste, avant de l’écarter aussi du Conseil de la Révolution début septembre. C’est l’amiral José Pinheiro de Azevedo qui lui succède le 19 septembre. Son objectif proclamé est de rétablir l’ordre, perturbé selon lui par le désordre dans les rues, les usines et les casernes. Il faut dire que les soldats se sont largement politisés en même temps que toute la société portugaise et n’hésitent pas à manifester dans les rues pour exiger la libération de deux d’entre eux, emprisonnés par la hiérarchie pour avoir laissé des manifestants antifranquistes pénétrer dans l’ambassade d’Espagne. Ou encore à se solidariser du personnel occupant des radios et qu’ils étaient supposés évacuer.

    Le MFA lui-même n’est plus le groupe que celui qui a déclenché la Révolution des Œillets. Pas seulement parce que ses dirigeants ont évolué à mesure que l’armée se politisait. Au pouvoir, il a attiré pratiquement l’ensemble des officiers de l’armée, un corps qui, par nature, n’est pas porté vers les idées les plus avancées ! Si les militaires radicaux sont toujours à la tête du MFA et du Conseil de la Révolution, ces changements en profondeur annoncent des bouleversements à venir.

  • 12 novembre 1975 – La crise politique atteint son paroxysme. 50 000 ouvriers du bâtiment convergent vers le Palais de Sao Bento où siège l’Assemblée constituante et y enferment les députés et les membres du gouvernement. Ils exigent des augmentations de salaire. Ce siège de l’Assemblée et du gouvernement a mis en lumière les divisions au sein de l’armée. Quand certaines casernes menaçaient de se mettre en route pour aller délivrer les députés et ministres, d’autres répondaient que, si elles le faisaient, c’est à elles que les premières auraient à faire et non aux ouvriers du bâtiment. L’ensemble de l’armée présente à Lisbonne et aux alentours s’est donc divisée en entités qui se sont neutralisées les unes les autres. Dans le monde entier, la situation est suivie en direct à la radio et à la télévision. Devant cette fracture au sein de l’armée, le Premier ministre, l’amiral de Azevedo, n’a pas pris le risque d’ordonner l’évacuation des manifestants et, au contraire, a cédé à leurs revendications. En une nuit, les ouvriers du bâtiment ont mis à profit les faiblesses d’un pouvoir militaire divisé pour obtenir une victoire retentissante et se séparent dans la liesse.
  • 25 novembre 1975 – Les conditions dans lesquelles les ouvriers du bâtiment ont obtenu gain de cause avaient révélé les divisions au sein de l’armée. Le bruit court que le Conseil de la Révolution veut destituer Otelo de Carvalho, chef du Copcon et commandant militaire de la région de Lisbonne, l’inspirateur de la Révolution des Œillets, réputé proche de l’extrême gauche. À cette annonce, les parachutistes du régiment de Tancos décident de prendre la défense de leur chef par un coup de force contre le gouvernement et le Conseil de la Révolution. Otelo de Carvalho non seulement ne prend pas la tête du mouvement, mais tient à affirmer sa volonté de défendre l’unité de l’armée en apparaissant à la télévision aux côtés du Président de la République, le général Costa Gomes, l’ancien chef des forces armées sous la dictature de Caetano. La rébellion des parachutistes de Tancos a été contenue par l’intervention des commandos pro-gouvernementaux d’Amadora.
  • La reprise en main de l’armée se fait à grande vitesse. Très vite, l’armée va se retourner contre les travailleurs en lutte et les paysans occupant des terres. Le 1er janvier 1976, la Garde nationale républicaine tire sur des manifestants protestant contre la détention de militants de gauche à la prison de Custóias, dans la banlieue de Porto. Le 3 février 1976, un détachement de ces mêmes commandos d’Amadora qui ont brisé la rébellion des parachutistes de Tancos effectue un raid en hélicoptère dans deux propriétés occupées de l’Alentejo, fouillant soigneusement les maisons des ouvriers et blessant l’un d’entre eux. Toujours en février, des entreprises qui avaient été nationalisées sont rendues à leurs anciens patrons. La normalisation du Portugal est en route.
  • 25 avril 1976 – Les élections à l’Assemblée nationale donnent, avec 35 % des suffrages, une large majorité au Parti socialiste de Mario Soares. Le Parti communiste obtient quant à lui 14 % des suffrages, tandis que l’abstention, en forte hausse à 16 %, traduit le dépit de nombreux travailleurs.
  • 27 juin 1976 – Le général Antonio Eanes est élu président de la République dès le premier tour. Il était soutenu par le Parti socialiste et le Parti populaire démocratique, mais c’est un général marqué à droite, ami personnel de Spinola. C’est lui qui a dirigé la répression contre les parachutistes de Tancos. Au sein du MFA, il a fait partie de ceux qui se sont opposés à Vasco Gonçalves et Otelo de Carvalho, les représentants des officiers les plus radicaux.
    Carvalho, soutenu par les organes démocratiques de lutte et l’extrême gauche, recueille 16 % des suffrages. L’ex-Premier ministre de Azevedo, soutenu par la droite, obtient 14 % tandis que le candidat du Parti communiste doit se contenter de 7 %. L’abstention atteint 24 %, confirmant la désaffection d’une partie des travailleurs.
    Mario Soares devient Premier ministre. En tandem avec un président militaire marqué à droite, c’est un Premier ministre « socialiste », qui, comme tous ses homologues d’Europe, hâtera par sa politique le retour de la droite conservatrice au pouvoir. Le Prec, le processus révolutionnaire en cours, est bien terminé.

Jean-Jacques Franquier

 

 

Lire aussi l’interview du camarade Adrián Mora González, militant de l’organisation révolutionnaire Izar dans l’État espagnol et auteur du livre Abril sin Octubre. Lecciones de la Revolución portuguesa.


 

 

1  En mai 1926, l’armée prit le pouvoir au Portugal sous la houlette du général Gomez da Costa, mettant fin à la Première République portugaise et, surtout, à une longue période de luttes de la classe ouvrière. Le ministre de l’Économie, António de Oliveira Salazar, devint Premier ministre en 1933, instaurant l’Estado Nuevo, un régime anticommuniste et, surtout, anti-ouvrier. Malade, Salazar avait cédé la place à Marcelo Caetano en 1968. Le 25 avril 1974 mettait donc fin à 48 années de dictature.